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Suivi de l’application des lois v. échéancier des décrets : le Sénat plus complet que Légifrance, mais moins à jour
La base APLEG du Sénat : un travail d’utilité publique

Quand on parle de suivi de l’application des lois en droit français, il existe deux outils. L'un, les échéanciers des décrets d’application sur Légifrance, est assez connu. L'autre, la base APLEG du Sénat, l’est nettement moins — alors qu’il est plus complet, voire sur certains aspects plus rigoureux.

Les échéanciers de Legifrance

Quand il veut vérifier rapidement si un décret d’application de tel article d’une réforme législative a bien été pris, le juriste, s’il a été bien formé [1], aura tendance à utiliser l’échéancier des décrets d’application disponible sur Legifrance.

Le chemin pour le trouver est : Accueil > Dossiers législatifs > choisir la législature > Textes publiés : Lois > Année de la loi > Loi > Echéancier.

C’est pratique : le Gouvernement indique, pour chaque disposition de la loi :

  • si le décret d’application a été pris ou pas
  • si c’est le cas, la référence du décret et un lien hypertexte vers lui
  • si ce n’est pas le cas, la date limite à laquelle il compte prendre les décrets.

Toutefois, attention aux trois limites des échéanciers de Legifrance :

  • 1. souvent, certaines dates mentionnées pour la parution des décrets d’appplication ne sont pas "respectées" (voir infra). Legifrance laisse clairement entendre cette possibilité puisque l’intitulé de la colonne comporte « Objectif initial de publication [...] » et le texte exact devant la date prévisionnelle est « Publication envisagée le ... »
  • 2. Legifrance ne surveille que la parution des seuls décrets et parmi ceux-ci, seulement de ceux explicitement mentionnés dans le texte de la loi
  • 3. la mise à jour n’est pas automatique. Un délai de 48h ouvrables minimum est à prévoir et souvent plus (par exemple, le 1er octobre, l’échéancier des décrets de la loi Pacte était à jour au 23 septembre, soit une semaine de délai). Lire le sommaire des derniers JO est une vérification nécessaire.

Sur le point 1. : l’objectif classique (du moins celui le plus souvent annoncé) en droit des affaires est de publier les textes d’application en 6 mois [2]. Cela ressort en partie d’un certain volontarisme. Deux exemples de ce volontarisme en matière de grandes réformes du droit des affaires, justement :

  • au 1er octobre 2019 [3], l’échéancier des décrets d’application de la loi Pacte du 22 mai 2019 disponible sur Legifrance contenait :
    • des dates postérieures au 22 novembre, soit *plus* de 6 mois après la publication de la loi et contrairement à l’objectif donné par le ministre de l’Economie Bruno Le Maire
    • et — phénomène hélas fréquent —, trente quatre dispositions dont la date prévisionnelle était déjà dépassée alors même que le décret d’application n’était toujours pas paru : une disposition dont la publication est « envisagée le 19/09/2019 », trois « le 01/09/2019 », trois « le 30/09/2019 », quatre « le 30/08/2019 », deux « le 30/07/2019 », neuf « le 01/10/2019 », douze « le 31/07/2019 »
  • l’article 116 de la loi du 15 mai 2001 relative aux nouvelles régulations économiques (loi NRE, publiée au JORF le 16 mai 2001), qui crée le reporting extra-financier par insertion dans le Code de commerce d’un article L. 225-102-1, n’a vu son décret d’application publié que le 21 février 2002, soit 9 mois après la publication de la loi.

Ces retards répétés et souvent importants, entre l’objectif et la date réelle de publication des décrets d’application, ne peuvent qu’influer sur la crédibilité des échéanciers de Legifrance. Cela dessert un outil par ailleurs extrêmement utile, la recherche des décrets d’application dans le Journal officiel n’étant pas du tout aisée. Plus de réalisme fiabiliserait et renforcerait l’outil.

En sens inverse, il est évident :

  • que le travail gouvernemental ne peut pas être un long fleuve tranquille et que de tels "retards" sont inévitables
  • que globalement, la très grande majorité des mesures d’application en droit des affaires sont prises dans les 6 mois
  • mais aussi que :
    • en matière de droit des particuliers, le délai de publication de la totalité des décrets d’application des grandes réformes législatives est nettement plus long : un an à deux ans. La loi du 5 mars 2007 portant réforme de la protection juridique des majeurs, par exemple, publiée au JO du 7 mars 2007, a dû attendre le 31 décembre 2008, soit 21 mois, pour voir publier son dernier décret d’application.
    • pour "enterrer" certaines réformes, le Gouvernement ne prendra jamais les décrets d’application de certaines lois, sauf s’il y est contraint par le Conseil d’Etat (exemple [4]) — mais encore faut-il que quelqu’un le saisisse au contentieux.

Et ne parlons pas de l’application des lois dans la réalité — ce qu’on appelle chez les juristes, sociologues et économistes l’effectivité du droit. Sur ce sujet, voir notre billet Le droit est-il réellement appliqué ?.

Le travail du Sénat : la base APLEG

La base APLEG [5] du Sénat est un exemple d’un travail de fourmi non médiatique au possible et pourtant d’utilité publique. Elle est tenue à jour par les commissions permanentes, chacune pour les lois qu’elle a examinées [6]. était autrefois interrogeable en tant que telle sur le site du Sénat. Toujours bien vivante en tant que base de données distincte au sein des systèmes d’information de la Chambre haute, elle n’est aujourd’hui visible qu’en bas des dossiers législatifs sur le site du Sénat (lien Etat d’application de la loi). Quelques exemples :

Le contrôle de l’application des lois est effectué régulièrement mais selon des périodicités variables.

L’intérêt du travail du Sénat par rapport à celui de Legifrance est manifeste quand on se rend compte qu’APLEG surveille :

  • non seulement les décrets d’application
  • mais aussi :
    • les arrêtés, les mesures non réglementaires (rapports, ordonnances et lois)
    • voire certaines mesures d’application implicites [7]. Par exemple, le Parquet national financier a été institué par deux lois du 6 décembre 2013 : l’une sur la fraude fiscale et la grande délinquance économique et financière et l’autre, une loi organique relative au procureur de la République financier. Or, sans la nomination de son dirigeant, le PNF ne pouvait pas commencer à fonctionner. Le Sénat a donc considéré que la mesure de nomination de son procureur était une mesure d’application de la seconde loi (organique). Il a donc signalé, sur la page Etat d’application de la loi, la publication du décret en Conseil d’Etat n° 2014-66 du 29 janvier 2014 relatif aux emplois du parquet financier, qui nomme le procureur de la République financier. Ce décret n’était pourtant pas prévu par la loi.

Pour mettre à jour APLEG (qui n’est pas un échéancier prévisionnel mais un suivi de l’application des lois — nuance), le Sénat ne s’appuie pas sur les échéanciers de Legifrance. Il fait sa propre vérification dans le JO. Et s’il ne trouve pas de décret d’application pour une disposition de la loi, il ne reprend pas la date prévisionnelle donnée par Legifrance. C’est un choix dicté selon toute probabilité par la séparation des pouvoirs mais également prudent et justifié vu le manque de réalisme d’une partie des dates prévisionnelles sur Legifrance.

Les limites d’APLEG résident dans :

  • la séparation des pouvoirs : le Sénat est forcément moins bien informé, moins au courant que le Gouvernement, et il refait le travail "à la main"
  • sa mise à jour (manuelle) : pour un dossier législatif donné, elle sera irrégulière et moins fréquente que sur Legifrance [8]. Pour reprendre la formule utilisée sur le site du Sénat : « Le contrôle de l’application des lois est effectué régulièrement mais selon des périodicités variables. » On le voit bien sur les copies d’écran [9] utilisées pour illustrer pour ce billet : dernière mise à jour/vérification le 23 septembre pour Legifrance mais le 12 pour le Sénat. Il est donc recommandé de consulter également l’échéancier de Legifrance.

Enfin, ne pas oublier que la mise à jour de ces deux outils prend du temps. Il est donc prudent d’interroger le JORF sur Legifrance pour combler le "trou" des derniers jours.

Emmanuel Barthe
documentaliste juridique, veilleur, formateur

Notes

[1Souvent par le bibliothécaire documentaliste de sa structure.

[2Voir par exemple cet extrait de l’article de la Correspondance économique du 13 septembre 2019 intitulé "M. Bruno Le Maire demande aux entreprises au sein desquelles l’Etat est actionnaire de se doter d’une raison d’être en 2020" : « Quasiment quatre mois après la promulgation de la loi Pacte, Bercy organisait hier un premier point d’étape. "A ce stade, 37 % des décrets ont été publiés", a indiqué la secrétaire d’Etat au ministère de l’Economie et des Finances, Mme Agnès Pannier-Runacher. "Je fixe l’objectif que 100 % des décrets soient publiés d’ici le 22 novembre, soit six mois après la promulgation du texte", a ajouté le ministre de l’Economie et des Finance, Bruno Le Maire. »

[3Soit en réalité au 23 septembre 2019 (date de dernière mise à jour), mais cela ne change pas les constatations faites.

[4Statut des magistrats : le Conseil d’Etat enjoint (CE 6e ch. 19 août 2022 n° 454531 Union syndicale des magistrats) à la Première ministre d’édicter (sous 4 mois) le décret qui permettra aux magistrats de gérer leur dossier "sur support électronique". Ce décret est prévu par une loi de 2016 et le retard est injustifié. Source : tweet de Nicolas Hervieu, enseignant à Sciences Po et l’Université d’Evry, 20 août 2022.

[5Abréviation de APplication LEGislative.

[7A mettre en regard avec cette information : d’après la Lettre A du 5 novembre 2018, le Sénat se dote d’experts pour contrer le gouvernement : « Le Palais du Luxembourg lance un marché d’un million d’euros dédié aux études d’impact. En musclant leur expertise, les sénateurs se dotent d’un nouveau levier pour évaluer les politiques menées. »

[8Comme chez Legifrance, la date de dernière vérification ("modification" est le terme employé par le Sénat) est toutefois notée.

[9Ces copies d’écran ont été réalisées le même jour (le 30 septembre 2019 en fin de journée) à moins d’une heure d’écart.