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Pas assez de greffiers non plus

Pas assez de juges en France, rien n’a changé
La France n’est pas une nation de juristes

Je le constatais déjà en 2010 sur ce blog : le nombre de juges professionnels en France est un des plus bas d’Europe. Y compris les procureurs.

Sommaire

1. Le constat

1.1. Des chiffres catastrophiques, la France en queue du classement européen

Les comparaisons avec les autres Etats européens sont très défavorables à la France. Il y a ainsi deux fois plus de juges par habitant en Allemagne qu’en France selon le rapport 2020 de la CEPEJ [1]. Au point que le ministre de la Justice Eric Dupond-Moretti songeait en 2021 à faire siéger des avocats aux côtés des juges pour réduire (et non écluser) l’énorme retard des tribunaux ... [2]

Voir aussi la Base de données dynamique des systèmes judiciaires européens (CEPEJ-STAT).

En 2018, la France consacrait 69,50 euros par habitant à sa justice contre 84,10 euros pour les pays européens comparables (toujours selon les chiffres du rapport CEPEJ 2020) [3]. De plus, la justice judiciaire (juges, greffiers, tribunaux) ne représente qu’un quart de cette somme [4]. En termes d’effectifs, il y a en France :

  • 11,2 juges professionnels [5] pour 100 000 habitants contre 17,6 en moyenne dans les pays comparables,
  • 3 procureurs pour 100 000 habitants contre 11,2 sur l’ensemble des 48 pays étudiés.

Pour le dire avec les mots de l’Union Syndicale des magistrats (USM) de Bobigny, un des plus gros tribunaux judiciaires de France de par son activité :

« En France en moyenne 35 greffiers 3 procureurs et 11 juges pour 100 000 habitants quand la moyenne européenne se situe à 56 greffiers 22 juges et 11 procureurs. »

Ou avec ceux ironiques du professeur de droit Jérémy Jourdan-Marques :

« Il y a 8 600 magistrats en France :
- 1 800 000 décisions civiles (hors commerce et CPH)
- 550 000 décisions pénales
...
Par an.
Soit plus de 270 décisions par an/magistrat. Sachant qu’une partie d’entre eux n’est pas payée pour juger.
Quelle bande de glandeurs ces magistrats ! »

Le rapport 2022 de la CEPEJ, qui porte sur les données de 2020 — donc avant les (relatives) augmentations d’effectifs du garde des Sceaux Éric Dupond-Moretti — ne fait que le confirmer, rien n’a changé [6] : la moyenne des crédits alloués à la justice s’élève en France à 72,53 euros, contre 82,15 euros en Italie, 87 en Belgique, 87,90 en Espagne, et même 111,86 au Royaume-Uni ! L’Allemagne y consacre quant à elle 140,73 euros. Même en part de budget de l’État, la France est à 0,21 % contre 0,31 % en moyenne.

Le manque de magistrats et greffiers donne lieu, par ailleurs, à une communication très partielle et partiale des pouvoirs publics et hommes politiques. Le billet L’état de la justice en 2022. 1 : Les manipulations des chiffres publié sur le blog Paroles de juges (fondé par le magistrat Michel Huyette) liste ce qu’il qualifie de « manipulations » par le ministère de la Justice :

  • 1. parler du nombre des magistrats en fonction, mais ne jamais parler du nombre des magistrats nécessaires
  • 2. parler de l’augmentation du nombre de magistrats, mais ne pas parler du nombre des magistrats nécessaires, pour continuer à empêcher toute comparaison entre l’existant et les besoins
  • 3. parler du nombre de personnes qui entrent dans la justice, mais pas du nombre de ceux qui en sortent
  • 4. parler du nombre théorique des magistrats, mais ne jamais mentionner le nombre des magistrats qui traitent réellement les procédures judiciaires, soit 1000 de moins
  • 5. ne donner aucune indication globale sur le nombre de magistrats en congé maternité, paternité ou parental
  • 6. ne pas parler des considérables dépassements d’horaires, et ne jamais calculer combien il faudrait de magistrats et de greffiers en plus pour réduire et faire revenir ces dépassements en dessous d’une limite acceptable
  • 7. donner des chiffres, mais ne jamais parler de la qualité du travail afin d’empêcher tout débat sur les moyens indispensables pour améliorer la qualité des prestations de l’institution judiciaire [7]

1.2. Les conséquences sur le traitement des affaires civiles aussi bien que pénales : manque de juges et de greffiers, retards énormes, burn-out, suicides ...

Ce manque de personnel se ressent au pénal. Selon le Figaro (15 novembre 2022), « le délai moyen des procédures correctionnelles est de 9,5 mois, tandis que celui des classements sans suite est de 10,2 mois, les jugements pénaux attendant en général 13 mois, selon les dernières données de la Chancellerie. N’oublions pas les peines non exécutées [...] : il y a un an, la Chancellerie affirmait que 83 000 (15,5 %) peines d’emprisonnement ferme devenues exécutoires dans les cinq dernières années demeuraient en attente d’exécution » [8].

Conséquences du manque de personnel, comme l’écrit la magistrate française Judge Dread sur Twitter :

« Ainsi, on réduit drastiquement la collégialité. Pourquoi être jugé par trois juges quand un seul peut faire le job ? Et même jusqu’en cour d’appel ! Et pourquoi permettre au justiciable de s’expliquer devant un juge quand ce dernier peut prendre la décision tout seul ?
Les ordonnances pénales, autrefois réservées aux affaires de route, sont aujourd’hui possible pour la grande majorité des délits. Au civil, on peut désormais divorcer sans passer devant un juge. Toujours dans les cartons, le projet d’enlever l’assistance éducative aux juge des enfants pour la confier aux conseils généraux. Et la gestion des impayés de pension alimentaire aux CAF.
Au Parquet, le développement du traitement en temps réel a été mis en place pour accélérer le traitement des dossiers = trop de procédures à lire, alors on ne les lit plus et on se contente des comptes rendus téléphoniques des enquêteurs.
Je pourrais multiplier encore les exemples, tous vont dans le même sens = réduire les interventions des magistrats, diminuer la place de l’audience, tout ça pour pallier le manque d’effectifs. [...] »

Autre exemple plus concret donné par Judge Dread :

« Ce soir j’ai envoyé un homme en prison. Et j’étais seule à le décider. Pas de collègue avec qui discuter, la loi ne le prévoit pas. Le juge des libertés et de la détention que je suis doit prendre sa décision seul. [...]
La collégialité (3 juges au lieu d’un) pour décider d’une détention provisoire a toujours été revendiquée par les magistrats, a même été votée, mais jamais mise en application faute de moyens humains suffisants. [...]
En gros, décider de la prison avant, c’est favoriser ++ la prison après. Et cette décision doit être prise par un magistrat tout seul, statuant souvent tard le soir, donc en proie à la fatigue et l’envie pressante d’abréger. [...]
A trois, on réfléchit mieux que tout seul. On confronte ses doutes, on remet en cause ses certitudes. Et la décision n’en est que plus forte et acceptée. Ce n’est pas un seul juge qui statue, ce sont 3 juges, dont au moins deux sont convaincus.
Alors oui, supprimer la collégialité, ça permet de libérer le temps de deux autres magistrats, qui pourront faire autre chose.
Mais est-ce vraiment la justice que l’on souhaite ? Sacrifier la qualité sur l’autel du rendement ? [...] On ne parle pas d’un frigo à réparer, on parle de la vie des hommes. »

Selon le site Vie-Publique [9] :

« - en 2021, le délai moyen des procédures correctionnelles était de 9,5 mois, celui des classements sans suite de 10,2 mois
- en matière criminelle et en première instance, le délai moyen entre le début de l’instruction et le prononcé de la condamnation était de 49,4 mois
- en matière d’affaires administratives ce délai s’élève à 333 jours. »

Aussi surprenant que cela puisse paraître, les retards sont encore pire dans les affaires civiles. Selon la fondation IFRAP, « les délais pour obtenir un jugement en 1re ou 2e instance en France sont près de 3 fois plus longs qu’en Allemagne » [10].

Comme l’écrit le professeur de droit Michel Vivant au Recueil Dalloz [11], le temps pris par la Justice pour rendre ses décisions « ajoute à la fragilité de ceux qui sont fragiles. Ce serait bien d’en prendre conscience et que cela soit enseigné dans les facultés de droit. »

Enfin, le droit des affaires n’est pas épargné. Un exemple avec la célèbre affaire de l’attribution du marché du système de chauffage et de climatisation du quartier d’affaires de la Défense à la fin des années 1990, finalement jugée au fond en septembre 2023 : c’est un dossier vieux de plus de 22 ans, dont le prévenu clé est décédé, un autre âgé de 85 ans est atteint de la maladie de Parkinson et le troisième fêtera ses 101 ans en novembre !

La surcharge et les conditions de travail sont telles que des juges et des greffiers meurent de burn-out ou se suicident [12].

Le juge Huyette tient à jour une revue de presse des difficultés de la Justice créées par le manque de personnel et de moyens.

1.3. Les récents efforts d’E. Dupont-Moretti

Toutefois, Eric Dupont-Moretti est peut-être un des ministres de la Justice les plus efficaces depuis 20 ans sur le plan budgétaire et le président de la République Emmanuel Macron a visiblement reconnu après les Etats généraux de la Justice en 2021-2022 qu’il y avait urgence [13]. Il y a eu et il continue d’y avoir certains progrès en la matière : fin 2022, le stock des affaires civiles prioritaires avait diminué de 30 % en dix-huit mois environ. Selon Les Echos d’octobre 2022, « d’ici à cinq ans, le recrutement de 1.500 greffiers et de 1.500 magistrats est attendu. Le gouvernement met les bouchées doubles sur la formation, alors qu’il faut dix-huit mois pour former un greffier et trente et un mois pour un magistrat. » [14] Le 31 août dernier 2023, Éric Dupond-Moretti a annoncé la répartition régionale de ces effectifs à venir. Il y a par ailleurs des revalorisations salariales annoncées pour les magistrats [15].

Ludovic Friat, président de l’Union syndicale des Magistrats (USM), cité en septembre 2023 par Pierre Januel pour Dalloz Actualité, apporte quelques bémols. Tout en insistant sur le fait que cette augmentation de 1 500 postes supplémentaires, « soit entre 18 % et 20 % du corps », est un effort « important et inédit », il regrette que 407 postes soient déjà fléchés, car correspondant à des postes vacants sur la circulaire de localisation. Même chose pour les greffiers : les 1 500 créations réparties intégreront les 683 postes actuellement vacants.

Le budget 2024 de la Justice reste quand même sur la même tendance haussière : + 5,10% [16], conformément à la loi d’orientation et de programmation du ministère de la justice pour la période 2023-2027 (LOPJ), adoptée définitivement par le Parlement le 11 octobre 2023.

2. Les raisons

2.1. Sous-financement budgétaire

Pour l’avocat Omega (sur son compte Twitter), cette situation se comprend (entre guillemets) « si on se penche sur le budget alloué à la justice ces 20 dernières années [17] et le sens des réformes prises. A force de retirer de plus en plus de contentieux aux juges, d’éloigner de plus en plus le justiciable de la justice et de lancer des réformes sans moyens. »


Évolution des crédits de paiement de la mission « Justice » depuis 2012 à périmètre courant et de la part que la mission représente dans le budget de l’État. Source : Projet de loi de finances pour 2020 : Justice, rapport général n° 140 (2019-2020) de M. Antoine Lefèvre, fait au nom de la commission des finances du Sénat, 21 novembre 2019.
NB : c’est la ligne rouge qui compte, pas les barres bleues (qui de plus sont truquées car pas à zéro en bas) ...

Comme on le voit dans le graphique supra, l’augmentation annuelle du budget de la Justice sur les années 2010 progresse certes chaque année. Mais sa part du budget global de l’Etat, elle, ne progresse pas. En clair, la part de la Justice dans le budget de l’Etat est ridicule et demeure ridicule.

Rappelons quand même que la Justice fait partie des cinq fonctions régaliennes de l’Etat (avec la police, l’armée, les impôts et la monnaie), c’est-à-dire des missions que l’Etat ne peut pas déléguer et qu’il doit assurer lui-même. Ces missions sont prioritaires pour l’Etat — elles le définissent, même — et devraient donc être très correctement financées. La Justice est pourtant nettement défavorisée par rapport à ses "collègues". On constate ainsi qu’en 2023 le budget de la Défense représente 8% du budget de l’Etat et le budget Sécurité intérieure (Police et Gendarmerie) 3%, contre 1,59% seulement pour la Justice ...

Ce sous-financement budgétaire de la Justice est très ancien en France. Ainsi que l’explique l’historien et économiste Jean-Charles Asselain, dans une intervention de 2006 [18] :

« Le poids relatif du budget de la Justice accuse un recul considérable à la fin du 19e siècle et au début du 20e, suivi d’un creux prolongé jusqu’au seuil des années 1970, avant d’amorcer une franche remontée. [...] Le nombre des magistrats enregistre une stupéfiante baisse absolue jusqu’aux années 1960 (par delà la réforme de la magistrature en 1958), et ne retrouve que vers 1990 l’effectif du milieu du 19e siècle, alors que le volume et la complexité du contentieux ont considérablement augmenté dans l’intervalle. »

Cela dit, le même auteur rappelle que « les dépenses pénitentiaires connaissent depuis le 19e siècle des fluctuations d’une amplitude relative très supérieure à celles des dépenses judiciaires, et se trouvent donc largement à l’origine des fluctuations du budget de la Justice dans son ensemble » et que la composition en types de dépenses du budget de la Justice s’est drastiquement modifiée au cours du temps, notamment avec « l’élargissement des missions de la Justice ». On se rend compte alors que depuis les années 60, dans le budget de la Justice, les dépenses liées aux prisons (notamment les frais de personnel pénitentiaire [19] mais aussi à une époque récente la construction de prisons nouvelles), à l’assistance judiciaire (devenue aide juridictionnelle) ou aux techniques d’enquête modernes nécessitant de faire appel à des prestataires extérieurs gourmands (téléphonie notamment), ont pris une part croissante, réduisant ainsi d’autant la progression pourtant nécessaire des dépenses en personnel (magistrats, greffiers) de juridiction.

2.2. Des modes alternatifs de résolution des litiges qui ne résolvent rien

J’ajouterai parmi les causes du manque de juges et des maux de la Justice le développement systématique, non demandé et forcé, de la conciliation et de la médiation et des amendes, notamment les AFD (amendes forfaitaires délictuelles). Il faut y ajouter la convention judiciaire d’intérêt public (CJIP) pour les entreprises et la comparution sur reconnaissance préalable de culpabilité (CRPC) pour les personnes physiques.

Selon une décision cadre du Défenseur des droits rendue le 31 mai 2023 commentée par Mediapart et qui réclame l’abolition des amendes forfaitaires et un retour au juge, « l’AFD est une procédure exceptionnelle, puisqu’il s’agit d’infliger une amende en tant que sanction pénale en dehors de toute procédure judiciaire contradictoire – elle est possible à condition que la personne soit majeure, reconnaisse les faits et accepte l’amende alors dressée par le policier ou le gendarme. 230 000 AFD ont ainsi été émises en 2021. Si une personne verbalisée veut contester l’infraction en bénéficiant des garanties offertes par les droits de la défense dans une procédure classique, c’est elle qui devra faire la démarche de contester l’AFD. Depuis la loi d’orientation et de programmation du ministère de l’intérieur (Lopmi) du 24 janvier 2023, on en est à 31 délits ainsi sanctionnables. Parmi ceux-ci figurent notamment l’installation illicite sur un terrain privé, l’usage de stupéfiants, l’occupation en réunion des halls d’immeubles, le vol à l’étalage, les tags, l’outrage sexiste, l’intrusion dans un établissement scolaire, le rodéo urbain, l’introduction de boissons alcoolisées dans un stade, le port d’arme blanche, le tapage injurieux ou nocturne ou encore la chasse sur le terrain d’autrui. »

Avec le droit collaboratif, la procédure participative et l’arbitrage et deux petits nouveaux (l’audience de règlement amiable dite ARA et la césure du procès civil), ces techniques de résolution des conflits sont appelées chez les juristes "modes alternatifs de résolution des litiges" (MARL) ou "modes alternatifs de règlement des différends" (MARD [20]). Ces MARD servent aux pouvoirs exécutif et législatif à se dédouaner, à prétendre résoudre le manque de juges et de moyens (prétendre car les justiciables adhèrent très peu à ces alternatives) et au final à esquiver soigneusement le problème budgétaire.

Avant-dernière étape en date : avec la loi de réforme de la Justice du 23 mars 2019 et son décret d’application du 11 décembre 2019, la conciliation ou médiation préalable est devenue obligatoire pour les litiges en dessous de 5000 euros et les conflits de voisinage. Les conciliateurs sont bénévoles, ils sont seulement remboursés de leurs frais de déplacement et bénéficient d’une indemnité forfaitaire royale pour compenser les frais d’équipement de ... 650 euros annuels : autant dire que l’Etat s’offre des "pré-juges" quasi-gratuits. Forts d’une campagne en 2019, explique un excellent article du Monde, ils sont désormais 2 588, soit 567 de plus qu’en 2017 [21].

Dernière étape en date : un décret du 29 juillet 2023 introduit deux nouveaux mécanismes facultatifs en vue de favoriser le règlement amiable des litiges après la saisine du tribunal judiciaire : l’audience de règlement amiable et la césure du procès civil [22]

Selon Céline Carrier, avocate spécialisée en médiation judiciaire [23] :

« Malgré les efforts du législateur, seulement 1 % des affaires judiciaires feraient l’objet d’une médiation, toutes matières et juridictions confondues. [...] La création de l’ARA et de la césure et donc d’un nouveau juge, d’une nouvelle audience, et d’une nouvelle procédure ne vont pas dans le sens d’un allègement des tâches des magistrats et des juridictions. L’ARA et la césure vont demander un investissement des magistrats et avocats, pour devenir de vrais piliers du règlement amiable des conflits et provoquer un vrai changement de culture judiciaire. Les magistrats devront être intéressés et formés à la conciliation et à la médiation, pour l’effectivité de l’ARA notamment. Il s’agira pour le juge de l’amiable de ne plus trancher mais d’amener la négociation, ce qui ne s’invente pas, et d’accepter de s’éloigner du pur droit et de la seule réponse juridique, ce qui ne sera pas évident. »

Si le professeur Jérémy Jourdan-Marques (spécialiste de l’arbitrage) note une « explosion » des saisines des conciliateurs de justice (155 000 en 2018 et en 2019, 127 000 en 2020 (Covid), 191 000 en 2021), il fait aussi remarquer que :

« Le nombre de conciliateur ne suit pas cette augmentation (de 2300 à 2600 environ sur la période [2018-2021]). Le taux de conciliation chute, passant de près de 51% à près de 46%.
On peut penser que ces chiffres sont la conséquence directe de l’élargissement du préalable obligatoire de MARD (art. 750-1 CPC). Si l’on continue sur cette trajectoire, on va droit à l’explosion du système. »

Conclusion : non seulement les MARD pour les particuliers retardent l’accès au juge et la fin de leur litige, mais ils sont mal amenés, la mayonnaise ne prend pas et ça ne fonctionne pas.

2.3. Un contre-pouvoir peu apprécié des politiques

Le désamour ancien et quasi-systématique des politiques pour la justice et les juges est assez simple à expliquer. Pour citer l’avocat Me Eolas :

« La justice est un contre-pouvoir, le seul qui peut frapper les individus derrière les fonctions. L’exécutif et le législatif n’ont aucun intérêt à ce que ce contre-pouvoir soit populaire ni n’ait les moyens d’agir promptement et efficacement. »

NB : le terme de contre-pouvoir suppose que la Justice soit le 3e pouvoir, le pouvoir judiciaire. Or en France cette thèse a de nombreux adversaires sur le plan institutionnel et juridico-juridique, mais sur le fond, quelque soit le nom que l’on donne au pouvoir des juges, Eolas, comme l’explique très clairement la professeure Marie-Anne Frison-Roche, a de facto raison d’utiliser ce terme de contre-pouvoir [24].

2.4. Les Français ne sont pas des juristes

En dehors de la responsabilité des gouvernements successifs et des politiques, il y a d’autres raisons, historico-sociologiques, dont on parle moins : les Français, s’ils sont un peuple de plaideurs (un peu moins de 4 millions de décisions de justice par an tout compris), ne sont pas pour autant une nation de juristes, contrairement aux Anglo-Saxons.

Illustration de cette mauvaise relation entre les Français et les professionnels du droit, selon les mots de l’avocate Michèle Bauer, « la rumeur est constante, persistante, l’avocat est cher et l’avocat pas cher n’existerait pas ! » Ce qui est à la fois vrai et faux, comme elle l’explique très bien dans cet extrait de son article au Village de la Justice [25] :

« Si l’avocat est cher, c’est parce que ce qu’il vous facture n’est pas uniquement le prix de son travail et de sa prestation intellectuelle, l’avocat vous facture aussi ses frais de fonctionnement.
Lorsque vous lui payez des honoraires équivalents à 2000 euros HT soit 2400 euros TTC, l’avocat que vous aurez choisi "ne se met pas dans la poche" 2400 euros.
Il doit :
- payer la TVA de 400 euros
- payer sa secrétaire qui tapera les conclusions dans votre dossier, qui vous répondra au téléphone, qui fera les photocopies
- payer son collaborateur ou sa collaboratrice avocat comme lui qui vous assistera peut-être à l’audience, qui effectuera des recherches complémentaires dans votre dossier
- payer ses charges sociales : sa caisse de retraite, sa caisse d’assurance maladie, son URSSAF, ses cotisations à l’Ordre, ses cotisations au Conseil national des barreaux (CNB), son assurance responsabilité, sa cotisation au RPVA (Réseau privé virtuel avocats)
- payer ses charges fixes : son prêt pour le cabinet s’il l’a acheté, ou son loyer s’il loue, la location du photocopieur, le téléphone, le papier, les timbres
Et après, seulement après avoir réglé tout cela, l’avocat se paiera ; et sur les 2400 euros qu’il vous aura demandé, il pourra se payer sur votre dossier entre 900 et 1000 euros s’il a peu de charges de fonctionnement. Bien entendu sur ces 900 ou 1000 euros, il sera imposé sur le revenu tout comme vous. »

Une autre cause de l’état de délabrement permanent de la Justice en France, c’est l’absence de proximité des Français avec la chose juridique. Autrement dit, la France n’est pas une nation de juristes. Une comparaison avec les Etats-Unis, une nation très "juriste dans l’âme" comme les autres pays anglo-saxons, peut aider à comprendre :

  • aux Etats-Unis, un procès coûte extrêmement cher, beaucoup plus cher qu’en France. Et le montant des dommages-intérêts est plus important qu’en France [26]. Pourtant, les Américains n’hésitent pas à consulter des avocats. Simplement, la plupart des actions en justice ne vont pas jusqu’au procès, elles se terminent par une transaction. Or, comme le déplore Christian Thuderoz, professeur de sociologie à l’Insa de Lyon, « la culture du compromis n’est pas la chose la mieux partagée en France » [27]
  • en France, il n’y a pas de mythologie de la Constitution, ce texte juridique fondamental et hypra-important qui donne des Droits, comme c’est en revanche le cas aux aux USA
  • des rémunérations inférieures pour les juristes : 12 018 dollars US mensuels en moyenne pour un "lawyer" américain contre 6 775 euros pour un avocat en France (1 USD = 0,84 Euro). Presque 6800 euros par mois, cela peut sembler néanmoins beaucoup, mais un avocat est un libéral qui doit payer le loyer de son bureau et souvent une secrétaire. Par ailleurs, comme le précise Maxime Bizeau, ex-avocat (cf lien précédent), certains avocats d’affaires ont des rémunérations très élevées, ce qui tire le salaire moyen vers le haut [28] et peut donc donner une fausse impression. Chaque année, nombre d’avocats français, ne gagnant plus que le SMIC après avoir payé leurs charges, quittent la profession [29]
  • et une proportion de juristes dans la population inférieure de moitié : environ 1,3 million de "lawyers" (juristes professionnels) aux USA contre 68 000 avocats en France, auxquels il faut ajouter 17 000 juristes d’entreprise et moins de 40 000 juges (y compris ceux de commerce, les conseillers prud’homaux et les juges administratifs), soit un grand maximum de 125 000 juristes professionnels en France (exceptés les huissiers et greffiers). Soit 0,39% de la population aux USA contre seulement 0,18% en France.

2.5. D’autres facteurs

Après, comme le disent la journaliste judiciaire Olivia Dufour dans son ouvrage Justice, une faillite française ? (2018) ainsi que deux rapports de l’Inspection générale de la Justice sur la difficulté à résorber les stocks d’affaires [30], le manque criant de personnel n’est pas la seule raison de la faillite de la Justice. Juste une très importante et très ancienne composante. Il faut aussi citer les facteurs suivants :

  • l’inflation normative [31]
  • l’allongement des mémoires (les documents contenant la plaidoirie et les pièces)
  • l’alourdissement de la procédure
  • une mauvaise organisation de l’institution.

Pour finir, même si c’est assez provocateur, le juge Huyette rappelle que de par son indépendance statutaire, le juge pourrait refuser de participer à la dégradation de son travail au lieu de le bâcler pour gagner du temps (par exemple, au pénal, il ne motive pas ses décisions, notamment les condamnations) [32]. Il met ainsi le doigt sur un dernier facteur : les juges ont trop longtemps accepté de facto le mépris des politiques pour leur travail.

Emmanuel Barthe
juriste documentaliste, citoyen

Des ouvrages et des rapports pour aller plus loin

Notes

[1Rapport de la CEPEJ 2020 : La justice française toujours aussi mal lotie, par Olivia Dufour, Actu-Juridique.fr, 22 octobre 2020.

[2Eric Dupond-Moretti songe à faire siéger des avocats aux côtés des juges, par Jean-Baptiste Jacquin, Le Monde.fr, 3 février 2021.

[3En 2018, en Allemagne, il est de 131,20 euros par an. En Italie, il est de 83,20 euros par an.

[4En effet, le budget de de la Justice inclut les prisons (programme administration pénitentiaire) pour 54% de la somme et 20% de divers (programmes protection judiciaire de la jeunesse, accès au droit et à la justice et "conduite et pilotage de la politique de la justice"). Voir Maîtrise des notions budgétaires : un devoir pour tout professionnel du droit ?, par Florence Lardet, Dalloz Actualité 11 février 2022.

[5Les juges consulaires et prud’homaux ne sont pas comptés.

[6Rapport 2022 de la CEPEJ : la France toujours en queue de peloton, par Olivia Dufour, Actu-Juridique.fr, 5 octobre 2022.

[8Ces ratés de la réponse pénale qui poussent les Français à se faire justice eux-mêmes, par Paule Gonzalès et Jean-Marc Leclerc, Le Figaro.fr, 17 novembre 2022.

[9La justice est-elle trop lente, Vie-Publique.fr.

[10Justice : des délais de jugement 3 fois plus longs par rapport à l’Allemagne, par Alfred Sibleyras, Fondation IFRAP, 21 décembre 2022.

[11Le temps contre les petits, par Michel Vivant, Recueil Dalloz, 23 mai 2024 p. 913.

[14Engorgement des tribunaux : le stock des affaires au civil recule, par Isabelle Couet, Les Echos.fr, 30 octobre 2022.

[15Éric Dupond-Moretti détaille les augmentations d’effectifs, par Pierre Januel, Dalloz Actualité, 15 septembre 2023.

[17Brèves réflexions sur le budget de la justice de la France, par le bâtonnier Jean Castelain, Barreau de Paris, 21 septembre 2016. Cette citation et ce lien sont de nous.

[18Les métamorphoses du budget de la Justice, par Jean-Charles Asselain, Académie des sciences morales et politiques, séance du lundi 29 mai 2006.

[19De 5 gardiens pour 100 détenus dans les centrales sous le Second Empire à plus de 30 en 2006.

[20Oui, en tant que particulier et donc perdant à ce jeu de retarder voire empêcher la décision juridiaire, un jeu de mots évident sur le terme MARD me brûle les lèvres ...

[21Les conciliateurs, maillons de la justice de proximité en milieu rural, par Camille Bordenet, Le Monde.fr, 22 novembre 2021.

[22Selon Liaison Sociales Quotidien du 31 août 2023 : « Le décret du 29 juillet 2023 en fixe les modalités, tout en précisant le rôle du juge dans le cadre de chacune des deux procédures. Ses dispositions seront applicables aux instances introduites à compter du 1er novembre 2023. Dans le cadre de la procédure écrite ordinaire et de la procédure de référé devant le tribunal judiciaire, le juge saisi d’un litige portant sur des droits dont les parties ont la libre disposition pourra décider de convoquer les parties à une audience de règlement amiable : soit à la demande de l’une des parties ; soit d’office après avoir recueilli leur avis. Le décret introduit également, dans le cadre de la procédure écrite ordinaire devant le tribunal judiciaire, le mécanisme de la césure du procès civil. Il s’agira de la faculté pour la juridiction de ne trancher, dans un premier temps, que certaines des prétentions dont elle est saisie, et de renvoyer les parties pour un accord sur leurs autres prétentions, en tirant les conséquences du jugement partiel. Ainsi, à tout moment, l’ensemble des parties constituées pourra demander au juge de la mise en état la clôture partielle de l’instruction. À l’appui de leur demande, elles devront produire un acte contresigné par avocats mentionnant les prétentions à l’égard desquelles elles sollicitent un jugement partiel. »

[23Les nouveaux modes de règlement amiable des litiges décryptés par Céline Carrier, avocate, Laisons Sociales Quotidien, 31 août 2023.

[24Le juge est-il un pouvoir ou une autorité vis-à-vis du politique ?, par Marie-Anne Frison-Roche, in Juge et Démocratie, Les Entretiens de Montesquieu, La Brède, 18 septembre 2015. En sens inverse : La justice et le pouvoir politique : entre indépendance et influences, par Pascal Jan, Après-demain, 2017, 41,NF, 20-22. Voir aussi : Les politiques sont-ils au-dessus du droit commun ?, par Yves Charles Zarka, Cités, 2017, 69, 3-6.

[25L’avocat est-il cher ? L’avocat pas cher existe-t-il ?, par Michèle Bauer, Village de la Justice, 6 mai 2014.

[26Par exemple, les dommages-intérêts punitifs sont autorisés, alors qu’en France, on indemnise tout le préjudice (prouvé) mais seulement le préjudice.

[27"La culture du compromis n’est pas la chose la mieux partagée en France", regrette Christian Thuderoz, entretien avec Christophe Bys, L’Usine Nouvelle, 30 Janvier 2015. Christian Thuderoz est aussi codirecteur de la revue Négociations. Il a publié aux Presses universitaires de France un Petit traité du compromis, (PUF, 2015, 376 pages).

[28Salaire avocat : combien gagne un avocat, par Maxime Bizeau, Fiches-droit.col, 30 mai 2021.

[29C’est le cas par exemple d’une avocate très compétente en droit du travail, orientée défense des salariés, qui a choisi après la loi Travail et les ordonnances Macron qui ont artificiellement réduit le contentieux prud’homal, de devenir maître des écoles.

[30Justice : d’où viennent les stocks ?, par Pierre Januel, Dalloz Actualité, 4 janvier 2022. Extrait : « Depuis quinze ans, le nombre de magistrats a plutôt augmenté, et le nombre d’affaires civiles et pénales stagne. Outre la question des moyens, beaucoup d’autres facteurs sont pointés : inflation normative, allongement des mémoires, alourdissement de la procédure, mauvaise organisation de l’institution… ». Le rapport intermédiaire cite aussi le « défaut de pilotage, dont l’absence d’outils et d’indicateurs fiables en est sans doute un des facteurs. » Le rapport final, enfin, cite l’augmentation du nombre d’avocats (et des moyens en défense), que l’on sait très supérieure à celle du nombre de juges. L’avocat Avokayon, sur Twitter, met également en cause, tout comme ces rapports « l’inflation normative. Nous sommes nombreux ici à dénoncer des textes trop longs, mal rédigés, et qui en eux-mêmes génèrent un contentieux d’interprétation et une perte de temps pour le juge. Les dernières réformes ont abouti, notamment en procédure civile (mais aussi pénale) à des textes à mille lieux de la concision légendaire des rédacteurs du code civil. » Pour plus de développement sur l’inflation normative, voir notre billet L’"insécurité législative" : causes, effets et parades. Bien que listant toutes ces causes autres que le manque de juges, le rapport final préconise entre autres dans sa conclusion la « mise en œuvre d’un référentiel
sur l’évaluation de la charge de travail du magistrat, référentiel qui pourrait intégrer une graduation de la complexité des affaires ». C’est une façon comme une autre de reconnaître le manque de personnel.