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Open data et diffusion des décisions de justice judiciaires : analyse critique du deuxième rapport Cadiet

En juin 2022, le professeur Cadiet remettait son deuxième rapport à la Cour de cassation, après un premier sur l’open data et la pseudonymisation [1] des décisions de justice.

La Diffusion des données décisionnelles et la jurisprudence – Quelle jurisprudence à l’ère des données judiciaires ouvertes ?, rapport à la première présidente de la Cour de cassation et au procureur général près la Cour de cassation, par Loïc Cadiet, Cécile Chainais et Jean-Michel Sommer (dir.), Sylvain Jobert et Estelle Jond-Necand (rapporteurs), juin 2022 :

  • Volume 1 : état des lieux et recommandations (PDF, 160 pages)
  • Volume 2 : les contributions écrites des professeurs de droit et auditions d’universitaires (non publiées initialement) (PDF, 248 pages).

Deux synthèses des grandes lignes de ce rapport, publiées dans la foulée du rapport :

Je cite et commente infra les passages et les recommandations qui m’ont semblé frappants ou importants [2], surtout pour la communauté de la diffusion du droit [3]. C’est donc une sélection.

Ce qui frappe

C’est la recommandation n° 10 du groupe de travail qui me frappe le plus :
« Tout en évitant l’écueil d’une motivation "par référence", permettre aux juridictions du fond de faire état de décisions précédemment rendues par des juridictions du fond entre d’autres parties, spécialement les décisions des juridictions du fond signalées par la Cour de cassation pour leur intérêt particulier.
Admettre que la Cour de cassation, dans les motifs de sa décision, puisse, le cas échéant, faire état de décisions des juridictions du fond, sans leur donner pour autant valeur de précédent obligatoire. »

Traduction : tout en évitant de faire du "case law", permettre aux juridictions de faire état de décisions précédemment rendues par d’autres.

Me frappent également la quantité de propositions pour plus ou moins contrer l’intelligence artificielle (IA), tout au moins en éviter certains débordements.

A ce sujet, il faut lire les contributions d’origine des professeurs de droit à ce rapport (volume 2 du rapport). Elles aident à mieux comprendre l’origine des recommandations. Mais ces contributions laissent entières certaines questions : par exemple, si les bibliothèques universitaires (BU) ne sont actuellement pas abonnées aux legaltech de justice dite prédictive (ou quantitative), alors comment donc les professeurs de droit auteurs de ce rapport se sont-ils forgés leurs convictions ? Par des tests gratuits de 2 semaines ? Des communications des legaltech ? On préférerait que ce soit le premier cas. Nous sommes en effet partisan de mettre les mains dans le cambouis/glaise. Nous préconisons ainsi les tests gratuits, en conclusion de notre "papier" sur l’IA en droit, comme le meilleur moyen de se faire une idée sur l’efficacité et la portée des IA en droit. Simplement, un peu de transparence serait la bienvenue (c’est une valeur à la mode ;-).

Troisième et dernière chose qui me frappe le plus : les moyens humains et financiers qui seraient nécessaires pour réaliser toutes les recommandations du rapport ne seraient pas minces. Or les juridictions, au niveau aussi bien des budgets, que des juges ou des greffiers, manquent de moyens. La Cour de cassation elle-même ne fonctionne jamais avec son effectif officiel ...

Pour mieux comprendre l’attitude de la Cour de cassation vis-à-vis de l’open data judiciaire, il faut rappeler que ni elle, ni le Conseil d’Etat ni le ministère de la Justice n’en furent à l’origine. L’open data a été largement imposé par la ministre du numérique Axelle Lemaire, par le biais d’un amendement inséré en 2016 au projet de loi pour une République numérique [4].

Epluchons maintenant le rapport dans l’ordre des pages et des recommandations et rentrons dans les détails.

Etat des lieux

 Page 41 :

« avènement d’un modèle exhaustif et non sélectif de diffusion des décisions de justice »

Quelle que soit l’opinion de chacun sur l’intérêt d’une diffusion exhaustive en open data, notre constat, c’est que l’exhaustivité en matière de cour d’appel sur la base Judilibre n’existe pas actuellement. La majeure partie du petit monde de l’édition, des legaltech et de la documentation juridique sait d’ailleurs que la base JuriCA — qui vient donc de migrer en gratuit sur Judilibre — n’était pas exhaustive [5].

 Page 43, le rapport a toutefois raison de souligner le changement d’échelle :

« un changement d’échelle considérable [...] alors qu’avant l’entrée en vigueur de l’open data, environ 15000 décisions étaient diffusées chaque année sur Légifrance, désormais [il vaudrait mieux écrire : bientôt] environ 3 millions de décisions par an accessibles gratuitement en ligne, une multiplication par 200. »

 Page 48 du rapport : Rédaction des décisions :

« Il n’est pas rare, en outre, que des magistrats, voire certaines chambres ou même certaines juridictions, prennent l’initiative de créer des "bibles des majeures" détaillées. »

On parle aussi de "trames-types". Malgré l’interdiction de principe, les affaires répétitives donnent bel et bien lieu soit à des modèles (le cas ici), soit à des décisions en série (cas très fréquent en droit fiscal).

 Page 56 du rapport :

« Les études portant sur l’ensemble des décisions des juridictions du fond relatives à une question donnée demeurent rares : la plupart du temps, seules certaines décisions prises isolément sont analysées. »

Exact. Dommage, certes. Mais il faudrait aller au-delà de ce constat, en posant la question ainsi : comment regrouper en automatique à coup sûr puis analyser des centaines de décisions portant sur un sujet identique ? Je ne suis pas sûr du tout qu’on en ait les capacités actuellement. Ni peut-être demain. Mais peut-être peut-on y réfléchir ?

 Tiens ! Des acteurs du débat judiciaire auxquels on ne pense pas "comme ça" : les grandes entreprises (pp. 57-58) :

« L’utilisation des décisions des juridictions du fond par les justiciables. À cette fin, les justiciables eux-mêmes peuvent utiliser les décisions de la Cour de cassation, dont ils ne manqueront pas de faire état lors de leurs procès. Qu’en est-il des décisions rendues par les juridictions du fond ? Il est certain qu’ils en font moins spontanément usage. Mais le propos mériterait d’être nuancé pour ceux que l’on appelle parfois les "repeat players", les plaideurs récurrents, habitués des prétoires à raison de leur activité professionnelle.
Isabelle Sayn, directrice de recherche, observe que les juristes des grandes entreprises alimentent volontiers leur réflexion stratégique avec les décisions précédemment rendues en leur faveur ou défaveur, décisions possiblement nombreuses s’agissant de grandes structures (SNCF, compagnie d’assurances, franchiseurs, grands employeurs…). Ces justiciables utilisent ainsi les décisions des juridictions du fond pour nourrir leurs propres capacités d’analyse et prennent souvent soin de transmettre ces éléments à leurs
représentants au cours du procès. »

 Page 59 du rapport :

« Me Molinié, président de l’Ordre des avocats aux conseils : "avec Légifrance et les éditeurs privés, la question de la valeur de la jurisprudence non publiée s’est posée." Nouvel usage : "citer en premier l’arrêt publié, puis celui non publié", "la position selon laquelle les arrêts non publiés n’ont aucune portée n’a plus cours aujourd’hui". »

 Le rapport contient des paragraphes très intéressants sur la citation par le ministère public de décisions devant les juges : p. 60 du rapport :

« L’utilisation des décisions des juridictions du fond par le ministère public.
Enfin, parce que le ministère public cherche également à convaincre la juridiction, l’usage qu’il peut faire des décisions de justice a également intéressé le groupe de réflexion, tant devant la Cour de cassation que devant les juridictions du fond.
Devant les juridictions du fond, il apparaît, à la lumière des auditions conduites par le groupe de réflexion, que le ministère public est surtout enclin à mobiliser les décisions de rendues par la Cour de cassation. Certes, il arrive que, dans quelques domaines particuliers, des décisions de juridiction du fond soient exploitées, mais cet usage reste rare, sans doute faute d’outils et de moyens pour les rechercher et les mettre en œuvre, comme l’a souligné le président de la conférence nationale des procureurs généraux lors de son audition.
Il en va différemment devant la Cour de cassation. Certes, comme devant les juges du fond, le ministère public cite volontiers les arrêts de la Cour de cassation, comme M. Guillaume Leroy a pu le montrer dans sa thèse consacrée à La pratique du précédent en droit français : les arguments des avocats généraux à la Cour de cassation reposent dans 98% des cas sur "l’argument du précédent" depuis une vingtaine d’années. En revanche et contrairement à ce qui est observé devant les juridictions du fond, les décisions des juges du fond sont aussi mobilisées devant la Cour de cassation, dans des proportions analogues à leur utilisation devant le Conseil d’État, spécialement lorsqu’une demande d’avis est formulée. »

 Rapport p. 62 :

« De façon plus claire encore, certains juges n’hésitent pas à utiliser des formules manifestant cette utilisation d’autres décisions, telle "il est admis de manière constante que". Bientôt, la pratique pourrait toutefois évoluer : tout à la fois, la Cour de cassation a fait savoir qu’elle ne voyait aucun obstacle à ce que les juges du fond fassent référence à ses décisions, tandis qu’un groupe de travail réfléchit actuellement à l’évolution de la rédaction des décisions de justice. »

Audacieux contributeurs ou audacieuse Cour ?

 Toutes les décisions ne sont pas égales (rapport p. 68), une confirmation tout en nuances :

« Est-ce à dire que les décisions de première instance n’ont, en soi, aucune autorité ? Comme en écho à ce qui a pu être observé s’agissant des décisions des cours d’appel, la réalité est plus nuancée. D’abord, une décision de première instance pourra peser d’un certain poids à l’égard de la juridiction l’ayant rendue, qui serait ensuite confrontée à une affaire similaire. Ensuite, il sera parfois accordé un intérêt particulier à une décision émanant d’une juridiction de première instance de taille importante. Enfin, la spécialisation de certaines juridictions de première instance ou de certaines formations au sein de ces juridictions pourra avoir la même incidence ; c’est pourquoi les éditeurs juridiques et les legaltech pondèrent plus fortement ces formations dans les résultats des recherches portant sur des questions de spécialités dites techniques, tandis qu’il est recommandé par l’Ecole de formation du barreau de Paris de rechercher les décisions des chambres spécialisées au sein des juridictions du fond après celles de la Cour de cassation. La recommandation annonce déjà les facteurs tenant à la nature du contentieux. »

=> Mais alors, comment les distinguer entre elles ? Quels critères pour dire "ceci est une jurisprudence" ?
C’est l’objet de la section 2 portant sur "La perception inégale des décisions de justice" (pp. 62-74).
NB : le poids plus important donné par les praticiens et universitaires aux décisions de la cour d’appel et du tribunal judiciaire de Paris est confirmé par le rapport.

 Page 72 du rapport : les contributeurs (des professeurs de droit) donnent l’impression de minorer quelque peu leur propre importance en tant qu’auteurs (la doctrine) dans la construction de la jurisprudence :

« Signalement indirect par la doctrine. Enfin, des entités extérieures à la juridiction peuvent contribuer au signalement de la décision, à commencer par la doctrine, et influer ainsi sur leur réception. Il existe en effet un lien entre l’intérêt que la doctrine porte à une décision et l’autorité qu’on accorde à cette dernière.
Le phénomène a pu être observé de manière générale lorsque, en lien avec des débats intenses relatifs à la portée normative des arrêts de la Cour de cassation et sur le caractère de source de droit de la jurisprudence, on a observé un intérêt croissant de la doctrine pour les décisions rendues par la Cour de cassation, ce qui a contribué à renforcer encore leur rayonnement.
Mais il se rencontre également à une moindre échelle pour tout type de décision de justice commenté par la doctrine, qui peut conduire à conférer sinon une autorité, du moins un certain rayonnement, à telle ou telle décision, en droit privé comme en droit public, dans un pays de droit civil comme la France ou dans des pays de "common law". À cet égard, il existe, là encore, une disparité entre les décisions de la Cour de cassation et les décisions des juridictions du fond. Le doyen Carbonnier l’avait parfaitement saisi, soulignant qu’il manquait aux décisions d’appel, pour qu’elles puissent devenir de "véritables jurisprudences", "les tirs croisés des commentaires d’arrêt".
Encore le propos est-il sans doute trop catégorique : certaines décisions d’appel donnent parfois lieu, en pratique, sinon à de tels tirs croisés, du moins à des commentaires doctrinaux qui peuvent être divergents, et elles bénéficient ainsi d’une valorisation réelle, comme l’ont souligné les éditeurs juridiques et les legaltech lors de leurs auditions par le groupe de réflexion. »

Diplomatie — vis-à-vis des donneurs d’ordre qui leur ont confié la rédaction de ce rapport — ou réalisme ? Si la doctrine a raison quant à son peu d’influence directe dans un contentieux, elle ne devrait selon nous pas être si modeste sur son influence *indirecte*.

D’autant que le professeur Cadiet lui-même, interviewé en 2022 par Predictice [6] explique :

« [C’est] un fait historiquement établi, que [...] le travail documentaire des éditeurs a contribué à la création de la jurisprudence. Pour que la jurisprudence puisse se former, il faut que les jugements soient connus, donc qu’ils soient publiés. La jurisprudence est la combinaison d’un mécanisme juridictionnel et d’un mécanisme documentaire dans lequel la doctrine a traditionnellement joué un rôle majeur (il suffit d’évoquer Labbé et Capitant). C’est un ménage à trois. La jurisprudence n’est pas donnée ; elle est construite et, traditionnellement, la doctrine, de conserve avec les éditeurs juridiques, joue un rôle essentiel dans cette élaboration : c’est la doctrine qui met en relief certaines décisions de justice, en raison de leur intérêt juridique, et procède à leur rapprochement de nature à faire apparaître l’existence de lignes jurisprudentielles, cohérentes ou divergentes, dans le cadre d’un travail d’éditorialisation. »

Les recommandations

 Recommandation n° 1 (pp. 78-79 du rapport ) :

« Redonner à la publication sur Légifrance sa vocation première, en limitant son domaine de publication aux seules décisions rendues par la Cour de cassation, voire, à terme, aux seules décisions de la Cour de cassation ayant une portée normative.
Doter la Cour de cassation de moyens renforcés et modernisés de valorisation des décisions judiciaires diffusées, particulièrement lorsqu’elles présentent un intérêt juridique particulier. »

La recommandation n° 1 revient à :

  • suggérer de retirer de Légifrance la jurisprudence non publiée au Bulletin — carrément !
  • et augmenter les moyens de la Cour de cassation pour mettre en valeur ses décisions.

C’est un adieu définitif au portail global du droit brut qu’était Légifrance, évolution déjà entamée, et une consécration de la base Judilibre. Autrement dit, un retour à avant Légifrance, à la diffusion des décisions par les cours suprêmes. Cours suprêmes qui, longues à comprendre l’importance dans une société de l’information et du en ligne de diffuser a. soi-même et b. en open (gratuit et librement réutilisable) sa production pour mieux asseoir son influence, ont fini par comprendre cette importance. Surtout à l’heure de la concurrence entre les grandes juridictions (rivalité de la Cour de cassation avec le Conseil constitutionnel, le Conseil d’Etat mais aussi et surtout avec la CJUE et la CEDH) ...

Réaction de Bernard Lamon, avocat : la recommandation n° 1 lui « laisse penser qu’on veut limiter l’accès de la plèbe à la jurisprudence, bien précieux si complexe qu’il faut le conserver à l’abri. »

Je dirais plutôt : le rapport préconise de mettre en avant les jurisprudences de la Cour de cassation. La mise en ligne de la base Judilibre l’a prouvé a contrario. Mais la question reste posée : avec 2,5 millions de décisions de première instance par an, le coût d’une base de données publique gratuite défie l’entendement et AMHA les moyens budgétaires du ministère de la Justice. Quant à la « plèbe » mentionnée, comme, à part les rares parmi eux ayant fait des études de droit, les particuliers sont incapables de comprendre une décision de justice, on peut estimer que Me Lamon faisait référence aux avocats.

 La recommandation n° 2 va dans ce sens (mettre en avant les jurisprudences de la Cour de cassation) :

« Favoriser la mise en œuvre d’une hiérarchisation au sein des décisions des juridictions du fond mises à la disposition du public dans le cadre de l’open data, afin de les mettre en valeur sur les bases de données juridiques. »

Confirmation, puisque les recommandations n° 3 et 4 vont toujours dans le même sens (décidément, c’est du lourd) :

 Recommandation n° 3 :

« Confier à la Cour de cassation la définition d’une politique de hiérarchisation, de diffusion et de communication des décisions des juridictions du fond »

 Recommandation n° 4 :

« Les décisions des juridictions du fond présentant un intérêt juridique particulier et qui peuvent être adressées pour mise en valeur sur l’interface de programmation d’application Judilibre sont notamment celles qui répondent à l’un des critères suivants, ces critères étant susceptibles de se combiner, ce qui est de nature à renforcer l’intérêt de la décision.

Est considérée comme présentant toujours un intérêt juridique particulier (en raison d’un critère formel décelable prima facie) :
- une décision opérant un renvoi préjudiciel à la Cour de justice de l’Union européenne ;
- une décision de transmission d’une question prioritaire de constitutionnalité ;
- une décision conduisant à la saisine du Tribunal des conflits au fin de règlement d’un conflit d’attribution entre les deux ordres de juridiction.

Peut être identifiée comme présentant un intérêt juridique particulier (critère substantiel, nécessitant une analyse plus fine de la décision, dans son environnement juridique) :
- une décision qui procède à un contrôle de conventionnalité au regard de la Convention de sauvegarde des droits de l’Homme et des libertés fondamentales ;
- une décision qui tranche une question de droit sur laquelle la Cour de cassation ne s’est pas prononcée (texte nouveau, problème nouveau d’articulation de plusieurs textes) ;
- une décision qui statue sur une question inédite ou qui adopte une qualification ou une interprétation nouvelle, spécialement lorsqu’elle est rendue dans un domaine relevant de l’appréciation souveraine des juges du fond ou si elle n’est pas susceptible de pourvoi en cassation ;
- une décision qui marque une inflexion de la position antérieure de la juridiction ;
- une décision portant sur une question qui donne lieu à un débat jurisprudentiel ou doctrinal bien identifié ;
- une décision ayant une importance sociétale ;
- une décision rendue dans le cadre d’un contentieux rare ou d’un contentieux émergent, spécialement lorsqu’elle est susceptible de concerner un grand nombre de juridictions. » [7]

J’insiste : techniquement, charger et maintenir 2,5 millions de décisions de première instance par an ... La charge va être lourde si cela est chargé sur Judilibre. Alors, sélectionner dedans ... A notre sens, cela devrait être essentiellement la tâche du secteur privé — voir notre discussion infra sur le coût pour les bibliothèques universitaires.

D’ailleurs, la recommandation n° 5 parle d’abstract et la n° 6 d’augmenter pour ce faire les moyens (vœu pieux ?).

 Recommandation n° 5 :

« Enrichir les décisions présentant un intérêt particulier, en vue de leur mise en
valeur sur l’interface de programmation d’application Judilibre, d’un sommaire mettant en avant les apports de la décision à la jurisprudence au regard des critères préalablement définis in abstracto. »

Le travail de sélection puis de rédaction des sommaires et titrages (ce sont les termes techniques désignant le système d’abstract de la Cour de cassation) pourrait-il être automatisé ? A mon sens, la question mérite d’être posée.

Je reviens sur les recommandations n° 1 à 5 : vu que le rapport synthétise les propositions de nombreux professeurs de droit, on pourrait avancer que la doctrine défend ici son pré carré. Ce qui en ferait un allié objectif des cours suprêmes sur ce coup.

 Recommandation n° 6 :

« Doter les juridictions des ressources humaines supplémentaires adaptées à l’accomplissement de leur mission nouvelle de hiérarchisation des décisions rendues.
Évaluer, dans un délai d’un an, la charge induite par cette mission nouvelle sur le travail des magistrats et des agents les assistant.
Créer des espaces numériques partagés entre la cour d’appel et les juridictions de son ressort pour diffuser de manière organisée les décisions signalées. »

 Recommandation n° 8 : suggestion d’évolution du RIN (art. 5.5) sur la communication des pièces entre avocats : arrivée notamment du lien hypertexte. Poke @éditeurs juridiques et SNE.

L’aspect contrer l’IA (ce rapport est synthèse des contributions de professeurs de droit) est décidément très présent. Illustration avec recommandation n° 9. Vu où on est actuellement (pas loin), faut-il aussi tôt et aussi fort ?

 Recommandation n° 9 :

« Soutenir l’élaboration, au niveau national ou européen, d’un cadre normatif garantissant la transparence, la robustesse et l’exactitude des algorithmes pour réguler les outils d’intelligence artificielle dont les analyses et résultats seront produits par les parties dans le débat judiciaire et auront un effet, direct ou indirect, sur la fabrique de la jurisprudence.
De manière générale, promouvoir tous les moyens de nature à garantir la fiabilité des algorithmes et à prévenir les dérives liées à l’opacité des outils utilisés.
Prévenir ainsi le risque d’une multiplication des débats procéduriers qui porteraient sur les algorithmes mis en œuvre, aux dépens de l’examen du fond de la question examinée. »

Il est fort peu probable que les rédacteurs du rapport aient eu connaissance des performances de l’IA générative (GPT etc.), ChatGPT n’étant sorti que fin novembre 2023 et le rapport ne laissant rien entendre dans un tel sens. Pourtant, au vu du côté "boîte noire" et des "hallucinations" en droit des LLM et chatbots IA, ces recommandations semblent avec le recul prémonitoires. Pour autant, quel que soit le contenu final de l’AI Act, ce sont surtout les éditeurs juridiques et ceux des applications de l’IA générative qui pourront oeuvrer en ce sens.

 Recommandation n° 10 du groupe de travail : tout en évitant l’écueil d’une motivation "par référence" [i.e. éviter de faire du "case law"], permettre aux juridictions de faire état de décisions précédemment rendues par d’autres :

« Permettre aux tribunaux de faire état de décisions précédemment rendues par des tribunaux ou cours d’appel entre d’autres parties, spécialement les décisions des juridictions du fond signalées par la Cour de cassation pour leur intérêt particulier.
Admettre que la Cour de cassation, dans les motifs de sa décision, puisse faire état de décisions des juridictions du fond, sans leur donner pour autant valeur de précédent obligatoire. »

Si ce n’est pas typique de la "common law", contre laquelle la Cour est censée lutter, alors je suis le Pape.

Mais d’un autre côté, Mitchel Lasser, le professeur de droit américain consulté pour ce rapport écrit (voir p. 48 s. du volume 2 du rapport) que « pour la plupart des juristes américains instruits au cours des cent dernières années au moins, le précédent n’est pas simplement une règle. C’est un mode d’argumentation qui produit à la fois stabilité et souplesse, liberté et contrainte. D’une part, les avocats et les juges doivent se référer aux décisions antérieures et argumenter dans les termes qu’elles établissent. Mais de l’autre, ces termes peuvent toujours être interprétés de manière plus large ou plus étroite, conduisant ainsi à des résultats diamétralement opposés. »

De plus, pour Evelyne Serverin (voir p. 147 s. du volume 2 du rapport), auteure d’une thèse sur la jurisprudence judiciaire en 1985 [8] et consultée pour ce rapport, une analyse empirique (et non doctrinale) de la situation, montre qu’ « en dépit du développement des banques de données des décisions du fond, le système jurisprudentiel a maintenu sa position dominante, sans se fondre dans le contentieux. » Notre expérience personnelle nous permet de confirmer ce constat.

La conception du professeur Frédéric Zenati-Castaing de "jurisprudence révélée" (« la révélation par l’ordinateur de la vraie jurisprudence ») est opposée à celle du professeur Serverin. Elle nous semble beaucoup plus fragile, tout simplement parce que l’universitaire estime que l’IA arrivera à "comprendre" les décisions et à les mettre en statistiques (voir p. 178 s. du volume 2 du rapport), ce qui est impossible à l’heure actuelle (il le reconnaît du bout des lèvres : « dans les limbes », écrit-il) et pour le moins contestable pour le futur en l’état actuel de l’art et des connaissances (traitement du langage naturel à la sauce "machine learning", IA générative type GPT etc.) [9]. M. Zenati-Castaing ne fait que supposer. Son propos ne nous semble pas avoir la rigueur scientifique (expérimentale, dirions-nous) nécessaire à ce genre d’exercice. Sa définition de la jurisprudence comme « l’ensemble des jugements et la prudence uniforme qui peut s’en dégager » pose plusieurs problèmes :

  • primo, son manque de réalisme quant à la possibilité théorique (posée sans aucune preuve comme une possibilité réelle) de dégager son (ses multiples, plutôt, si tant est qu’on puisse les dégager) sens global. Au stade actuel et dans le futur proche tel qu’on peut l’envisager, une telle proposition est totalement irréaliste : voir notre long billet (une version beaucoup plus courte a été publiée au JCP G) sur les outils de l’IA pour le droit. C’est notamment pour cela que nous avons plus haut posé la question de savoir à quels tests de quels outils les professeurs auteurs et consultés ont procédé pour se forger leurs opinions
  • M. Zenati nie implicitement avec beaucoup d’aplomb et sans aucune nuance que la jurisprudence soit une création commune de la doctrine, des éditeurs et des juges. Il s’agit pourtant non d’une opinion mais d’une réalité historiquement établie, comme le rappelle Loïc Cadiet dans l’interview signalée plus haut
  • enfin, M. Zenati propose, à travers cette définition, que les juridictions de première instance, qui rendent la très grande majorité des décisions, deviennent LE oracle. Alors qu’il est bien connu que la qualité de leurs décisions est elle aussi généralement inférieure et qu’il existe, le saviez-vous ?, une hiérarchie des juridictions.

 Recommandation n° 11 : dans le même ordre d’idées que la n° 10 : pour favoriser la conciliation, parler des décisions précédentes similaires (ce qui AMHA pourrait suggérer l’utilisation de bases de données de décisions).

Faire du "case law" sans faire du "case law" : grand art d’équilibrisme en perspective.

Recommandation n° 12 : former les étudiants. Très bonne idée. Mais cela suppose des abonnements et des moyens financiers.

« A cette fin, des abonnements pourraient être souscrits au niveau national, négociés par le ministère de l’Enseignt sup. et bénéficier à l’ensemble des facultés de droit. »

Waouh le marché qui s’ouvrirait ...
Jean Gasnault (La Loi des Ours) dénonce : cela pourrait selon lui participer à vider les caisses des écoles d’avocats. Il estime qu’il est heureux qu’une partie de la doctrine (thèses, revues, mélanges, etc.) va basculer en open science, car cela compensera.
Sinon, toujours selon lui, il est probable que les legaltech feraient des prix aux Universités et Barreaux. Comme cela se pratique avec les éditeurs juridiques chez Couperin. Mais quel prix exactement ? Ah ça !

En effet, hélas, pas d’ISTEX évoqué ici ... C’est ce que je sous-entend en renvoyant vers Couperin. Aux bibliothèques universitaires de payer ...

 Noter la note de bas de page 352 :

Professeur Gautier : « Le filtre intellectuel apporté par la “doctrine” à l’analyse des décisions de jurisprudence est source de gain de temps pour tous. »

+1. Approuvé. Voir notre billet La "pertinence" dans la recherche informatisée de documents juridiques.

 Recommandation n° 13 : former les avocats. Là encore il va falloir des sous. NB : plusieurs barreaux ont déjà testé ou pris des abonnements à certaines legaltech.

Là encore, waouh le marché ... (bis)

 Recommandations n° 14 et 15 du rapport = complément logique de la n° 13 : former les magistrats (et avocats en exercice).

 Recommandation n° 16 : concertation => création d’un Conseil.

Encore un organisme de plus à faire vivre, animer ...

Ce Conseil fera la veille sur les divergences.
=> Question : le risque d’influence des décisions de première instance par l’open data et la (très future) IA est-il à ce point réel ? La Cour a déjà des mécanismes de remontée d’information : arrêts d’appel frappés de pourvoi, base JuriAA, voire ex-BICC.

 Recommandations n° 19 et 20 : faciliter la saisine pour avis.

Bonne idée, bien dans le style médiation/conciliation/développement des MARL de l’époque.

 Recommandations n° 21 et 22 : créer une procédure de décision pilote reposant sur un esprit de collaboration entre les différentes juridictions pour régler les litiges sériels. Inspiration CEDH.

Toujours le souci de gestion de la masse des contentieux v/ souci des avocats de maintenir une appréciation individuelle.

On constate dans ce rapport (certes basé sur les contributions de professeurs de droit, on verra ensuite ce que la Cour en retient), portant théoriquement sur la diffusion des décisions de justice en open data, le double souci de maintenir l’influence de la Cour et de contenir — donc gérer — la masse du contentieux (4 millions de décisions par an ...).

 Recommandation n° 24 : des recommandation précédentes découle ce qu’on pressentait : la recommandation de constitution et d’accès à une base de données des décisions locales du ressort de la cour d’appel.

 Recommandations n° 25 et 26 : demander au juge local qui refuse de "moutonner" de motiver plus. Là, j’ai du mal à comprendre : n’est-il pas question, pourtant, d’éviter l’effet moutonnier que créerait une meilleure connaissance des décisions du ressort (effet de bases de données locales voire de l’IA) ?

 Les recommandations n° 27 à 30 encouragent la Cour à utiliser les décisions de première instance.

 Les recommandations n° 31 à 34 encouragent recherche universitaire et revues à publier de la doctrine sur ces décisions.

Emmanuel Barthe
documentaliste juridique, veilleur, spécialiste des données publiques juridiques et judiciaires

Notes

[1Nouveau nom d’une anonymisation devenue plus exigeante avec le RGPD.

[2Ce billet est repris de deux fils Twitter rédigés du 15 au 20 juin 2022.

[3Edition et documentation juridiques, legal tech, informatique juridique, auteurs en droit, doctrine, magistrats et avocats.

[4Ce qu’avait d’ailleurs suggéré Antoine Dusséaux, un des fondateurs de la legaltech Doctrine.

[5On peut estimer la proportion des arrêts présents dans la base à 60% du total, peut-être plus.

[6La jurisprudence à l’heure de l’open data, Blog Predictice, 21 septembre 2022.

[7Cette liste n’est pas si neuve. Ces critères permettant de distinguer les décisions « présentant un intérêt juridique particulier » font beaucoup penser à ceux de sélection pour la base de données Juris-Data de LexisNexis, élaborés dans les années 80 par le professeur Catala et ses équipes.

[8De la jurisprudence en droit privé : Théorie d’une pratique, par Evelyne Serverin, PUL, 1985. Voir spécialement le titre II « Les moyens matériels de production jurisprudentielle des règles ».

[9Pour citer M. Zenati-Castaing : « Ce qu’offre objectivement la divulgation de l’intégralité des jugements grâce à l’outil numérique, c’est la perspective de leur exploitation à l’aide de l’intelligence artificielle (ou de l’informatique avancée, si l’on souhaite éviter cette expression à la mode). Cette technologie a fait des progrès tels qu’elle permet à un logiciel de lire un écrit et d’en communiquer le sens. Son utilisation dans le domaine du droit, aujourd’hui encore dans les limbes, est le moyen de relever le défi de l’exploitation d’une quantité gigantesque de jugements. Elle peut consister en un simple moteur de recherche adapté au maniement de données massives permettant d’accéder à toutes les décisions définies par une requête. Elle peut aussi fournir à son usager des statistiques relatives à des décisions rendues sur un sujet donné dans un domaine déterminé : c’est de la sociologie du droit assistée par ordinateur. Enfin, elle peut prendre la forme plus élaborée d’un logiciel qui étudie la jurisprudence et y repère les critères de décision des juges en vue d’en donner une modélisation. Il importe de souligner, pour souligner dès à présent la portée de l’innovation, que ces réponses sont obtenues grâce à une requête qui peut être formulée en termes purement factuels. Ces possibilités nouvelles remettent objectivement en question la perception que l’on avait jusqu’à présent de la jurisprudence. [...] Effacement de la loi, de la norme, de l’interprétation, de la Cour de cassation, ce sont les piliers de la tradition juridique mise en place par les savants médiévaux qui vacillent. [...] Le "je l’ai vu juger", qui ponctuait, pour les légitimer, les arguments contenus dans ces recueils d’arrêts de l’ancien droit ne désignera plus, dans les logiciels de l’intelligence artificielle une affaire isolée arbitrairement convoquée à l’appui d’une prétention, mais toutes les affaires, ce qui le blanchira de la connotation instrumentale avec laquelle il était perçu. [...] La manière correcte de définir la jurisprudence s’avère être l’ensemble des jugements et la prudence uniforme qui peut s’en dégager. »