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Des contraintes qui n’évoluent que lentement

Open data des décisions de justice : le calendrier est publié ...
... mais les dates prévues ne constituent pas une surprise

Dans la série "Le feuilleton de l’open data des décisions de justice", en diffusion continue depuis la loi Lemaire de 2016, le calendrier est enfin publié, oui.

Mais les dates prévues ne constituent pas une surprise en réalité [1]. Et puis, cela va t-il changer beaucoup de choses, face à des contraintes qui elles n’évoluent que lentement ?

Enfin, cet open data sera-t-il vraiment gratuit ?

Au JO du jour, le calendrier de l’open data des décisions de justice est publié dans cet arrêté :

Arrêté du 28 avril 2021 pris en application de l’article 9 du décret n° 2020-797 du 29 juin 2020 relatif à la mise à la disposition du public des décisions des juridictions judiciaires et administratives, JORF n° 101 du 29 avril 2021 texte n° 16

Attention : en dehors des juridictions suprêmes, il ne s’agit essentiellement que du flux des décisions, pas du stock (les décisions antérieures).

Calendrier de l’open data des décisions des juridictions judiciaires

Contentieux civil :

  • Cour de cassation (Cass. Civ., Soc. et Com.) : 30 septembre 2021
  • cours d’appel (CA) : 30 avril 2022 (on le savait déjà [2])
  • 1ère instance judiciaire :
    • conseils de prud’hommes (CPH) : 30 juin 2023, reportée au 30 septembre 2025 (voir commentaire infra)
    • tribunaux de commerce (Tcom) : 31 décembre 2024
    • tribunaux judiciaires (TJ) : 30 septembre 2025.

Contentieux pénal :

  • Cour de cassation (Cass. Crim.) : 30 décembre 2021
  • juridictions de premier degré en matière contraventionnelle et délictuelle (tribunal de police, tribunal correctionnel) : 31 décembre 2024
  • cours d’appel en matière contraventionnelle et délictuelle : 31 décembre 2025
  • décisions rendues en matière criminelle (cours d’assises) : 31 décembre 2025.

NB : « des décisions de justice […] relevant de contentieux présentant un intérêt public particulier, dont la liste sera précisée par arrêté du ministre de la Justice, seront mises à disposition du public antérieurement aux dates indiquées", précise l’article 4 de l’arrêté. Il s’agit des TJ et des juridictions pénales à l’exception de la Cass. Crim. Autrement dit, peut-être pour faire patienter, on aura en open data une sélection de TJ et de décisions pénales avant 2025.

Notez que les bases JuriCA et Jurinet ne semblent pas concernées par cet arrêté [3]. D’autant que l’article 5 de l’arrêté exclut (sauf exception, cf article 4) toute mise en open data des décisions antérieures aux dates précitées (autrement dit le stock) : « Le présent arrêté est applicable aux décisions et aux copies sollicitées par des tiers respectivement rendues et délivrées postérieurement aux dates visées aux articles 1er, 2 et 3, ou, en cas de mise à disposition anticipée prévue à l’article 4, à la date de cette dernière. » Par ailleurs, comme le rappelle une communication de Jean-Michel Sommer, magistrat et directeur du Service de documentation, d’études et du rapport (SDER) [4], « ces bases, dénommées JuriCA pour les arrêts des cours d’appel et Jurinet pour ceux de la Cour de cassation et pour les décisions des autres juridictions de l’ordre judiciaire présentant un intérêt particulier, n’ont pas été créées dans l’optique de l’open data mais pour les besoins des magistrats dans l’accomplissement de leurs tâches juridictionnelles. »

Si une demande de copie en masse de stock en version numérique devait recevoir une réponse positive, le travail pour le greffe serait énorme.

Francis Lefebvre rappelle que « cette mise à disposition des décisions fait l’objet de trois séries de limitations (articles L. 10 du Code de justice administrative et L. 111-13 du Code de l’organisation judicaire) [5] :

  • les noms et prénoms des personnes physiques qui sont mentionnées dans la décision et qui ont été parties au litige ou tiers doivent être occultés préalablement à la mise à disposition du public  ;
  • est également occulté tout élément permettant d’identifier les parties, les tiers, les magistrats et les membres du greffe, lorsque la divulgation d’un tel élément est de nature à porter atteinte à la sécurité ou au respect de la vie privée de ces personnes ou de leur entourage  ;
  • les données d’identité des magistrats et membres du greffe ne peuvent donner lieu à une réutilisation ayant pour objet ou pour effet d’évaluer, d’analyser, de comparer ou de prédire leurs pratiques professionnelles réelles ou supposées  ; la violation de cette interdiction est réprimée par les peines prévues aux articles 226-18, 226-24 et 226-31 du Code pénal (notamment, cinq ans d’emprisonnement et 300 000 € d’amende). »

Le travail sur les deux premiers points devrait être fait par les pouvoirs publics, plus précisément par des application mise au point par les IEG de la Cour de cassation et adaptée par le Conseil d’Etat.

Un open data judiciaire à la fois tardif mais prévu, gratuit mais très cher

« Enfin ! », dirons certains. Je crois que le mot approprié serait plutôt : « Comme prévu ! » « No news », diraient nos amis anglo-saxons.

Oui, ce calendrier était attendu par les legal tech, les éditeurs juridiques et les juristes geeks. Mais il ne change rien aux contraintes de l’open data des décisions de justice à la française. La France sera toutefois en avance sur beaucoup de pays une fois celui-ci effectué ...

En réalité, il n’y a pas là de véritable surprise. Les contraintes tant techniques (décisions CPH non disponibles en numérique natif etc.) que d’investissement informatique (logiciels de pseudonymisation etc.) liaient les mains du ministère de la Justice et des juridictions, sans parler de la volonté de la Cour de cassation de garder la maîtrise du processus et de garantir un respect natif du RGPD [6].

Voir au Recueil Dalloz du 20 juillet 2017 l’article de MM. Buat-Ménard et Giambiasi, tous deux magistrats et travaillant au ministère de la Justice, intitulé « La mémoire numérique des décisions judiciaires. L’open data des décisions de justice de l’ordre judiciaire ». On peut y lire différents développements sur l’anonymisation des décisions judiciaires et la place et le rôle de la jurisprudence à l’aune de l’Open data. La partie de l’article intitulée « Les perspectives de mise en œuvre » confirmait les délais déjà donnés en janvier 2017 par le ministre de la Justice d’alors. Ainsi le ministère de la Justice émettait-il dès 2017 l’hypothèse d’un open data complet en 2025.

Pour plus de précisions sur ces contraintes et limites, voir notre article publié initialement en décembre 2016 et mis à jour en septembre 2017 : L’open data des décisions des cours d’appel et tribunaux n’est pas pour demain.

En résumé et pour le dire comme :

  • Eric Landot (avocat publiciste) : « le juge administratif en 1ère ligne, le judiciaire à la traîne »
  • Pierre Januel (Dalloz Actualité) : « l’application de la loi Lemaire de 2016 ne devrait être pleinement effective qu’en 2026 »
  • Denis Berthault (LexisNexis) : « C’est aussi la fin des bizarreries observées depuis quelques années. Bref, la course va bientôt commencer : que le meilleur gagne. »

Cette dernière phrase, écrite par un éditeur, sous-entend une réalité : pour chercher l’aiguille (la bonne décision) dans la meule de foin des 4,3 millions de décisions annuelles (soit de l’ordre de 50 millions sur 10 ans), il va falloir de sacrées bases de données et de sacrés moteurs de recherche. Qui n’existent pas encore aujourd’hui. Et qui coûteront fort cher. En attendant que l’IA tienne un jour ses promesses marketing, il existe des bibliothécaires documentalistes juridiques habitués à ce type de recherches et qui travaillent déjà dans les cabinets d’avocats d’affaires — et les rares directions juridiques qui en ont conservés.

Car si les données seront gratuites, les stocker, les trier (quantité de décisions n’ont aucun intérêt, ou aucune motivation substantielle, ou bien sont des doublons dans une même affaire [7]) et les chercher ne le seront pas. Il n’y aura pas de Légifrance des cours d’appel et tribunaux, nombre de signaux discrets mais réels l’indiquent [8], et on peut douter que la Cour de cassation aie la volonté et les moyens de le faire. Vu le nombre "acceptable" de décisions des juridictions administratives (300 000 par an avec la CNDA), peut-être le Conseil d’Etat le tentera-t-il.

Les avocats publicistes et fiscalistes, voire d’affaires peuvent se féliciter. Les autres ...

Certains grands éditeurs juridiques plus Lexbase et les legal tech de la justice dite prédictive [9] peuvent s’en féliciter. Les autres ...

Rien de vraiment neuf ici dans ce constat : en 2012, je partageais déjà sur ce blog mes convictions à propos de l’avenir, celui qui est en passe d’arriver, celui qui va arriver d’ici 2026 :

« Dans l’Open Data et le Big Data, il y a une histoire qui est capitale pour l’avenir des juristes, qu’ils soient étudiants, professionnels, associatifs ou pouvoirs publics : les données publiques massives (Open Data) font déjà émerger un savoir qui n’est plus tout à fait celui des juristes (exemple avec l’application Jurisprudence chiffrée des Editions Lefebvre Sarrut). Avec le Big Data, c’est un pan entier du savoir juridique qui passera dans des réseaux et certains serveurs. Lesquels, toute la question est là ... »

Rappelons que même aux Etats-Unis, pays d’origine de la notion d’open data, on ne diffuse pas la totalité des décisions de première instance.

Calendrier de l’open data des décisions des juridictions administratives

Justice administrative :

  • Conseil d’Etat (CE) : 30 septembre 2021
  • cours administratives d’appel (CAA) : 31 mars 2022
  • tribunaux administratifs (TA) : 30 juin 2022.

Pourquoi la rapidité de l’open data des décisions des juridictions administratives, par contraste ? Parce que :

  • elles sont infiniment moins nombreuses que celles des juridictions judiciaires : environ 250 000 par an (sans la Cour nationale du droit d’asile) contre 4 millions ...
  • la base Ariane 2, contenant notamment tous les jugements de TA, était prête depuis longtemps.

Une circulaire du Premier ministre pour enfoncer le clou

A noter que Matignon vient de publier simultanément une circulaire « de rupture » pour que l’ouverture des données fasse un grand bond en avant [10].

Cette circulaire entend « clarifier les ambiguïtés de la doctrine de l’État », a indiqué Matignon. Selon Contexte, « il s’agit d’une des retombées du rapport Bothorel [11]. Le texte met la pression sur le Dinum, qui est aussi administrateur général des données. Cette dernière mission est « remise au centre », insiste l’entourage de Jean Castex. Le texte associe aussi fortement la ministre de la Transformation et de la Fonction publiques Amélie de Montchalin. » De façon globale, il est demandé aux destinataires de s’impliquer « personnellement ». « Les administrations placées sous votre autorité devront rechercher en permanence la meilleure circulation de la donnée des algorithmes et des codes, dans des formats ouverts et exploitables par des tiers », souligne le texte. L’accent est mis aussi sur le « renforcement de l’usage du logiciel libre et ouvert ». Selon Contexte, « "Il est inédit que le Premier ministre s’exprime dans ce sens", relève Matignon. Data. gouv et api.gouv doivent aussi sortir renforcés. »

Des formats ouverts ? C’est bien la question, car avant même d’être ouverts, il faut déjà que formats il y ait. Autrement dit, balisage plus DTD ou schéma XML [12], qui plus est imposé (par une norme, un texte officiel ou une décision des administrations) et généralisé. On le sait, par exemple : dans le détail et dans le code informatique, chaque juridiction rédige ses arrêts à sa façon.

La sortie concomitante de cette circulaire, qui plus est signée du Premier ministre, laisse entendre que l’exécutif actuel tient à ce que ce calendrier de l’open data juridique soit tenu. Sera-t-il accéléré ? Rien n’est moins sûr, au vu des contraintes évoquées supra. Les juridictions judiciaires, à part la Cass’ et les Tcom, avancent selon toute probabilité à a fois contraintes par l’exécutif ET au maximum de leurs possiblités.

Sauf si les majorités politiques futures font des choix d’investissement public très différents. Mais en France, historiquement, cela relève du voeu pieux.

Emmanuel Barthe
juriste documentaliste, veilleur, formateur, spécialiste des données publiques juridiques

Notes

[3Voir la discussion en commentaire sous ce billet.

[4La Cour de cassation à l’épreuve du numérique et de l’intelligence artificielle, par Jean-Michel Sommer, Vie-Publique.fr, 9 février 2021.

[6Open data : la Cour de cassation relève le défi mais interroge l’avenir, par Chantal Arens, Dalloz Actualité, 18 novembre 2020.

[7En octobre 2016, lors du colloque sur l’open data de la jurisprudence organisé par la Cour de cassation, Jean-Paul Jean, directeur du Service de documentation, des études et du rapport (SDER) de la Cour, disait (le gras est de nous) :
« L’open data, entre service public et marché
Toutes ces décisions présentent-elle un intérêt pour la diffusion de la jurisprudence ? Est-il plus simple de tout traiter de façon quasi-automatisée, ce qui fera le bonheur des start-ups qui feront tourner les logiciels et les algorithmes de plus en plus sophistiqués, sur des niches d’information les plus diverses qui intéresseront des clients pour un service payant correspondant à des besoins spécifiques, qui peuvent ne pas être uniquement juridiques ?
Ou bien, est-il souhaitable et peut-on réellement cibler ce qui constitue la finalité première, la diffusion de la jurisprudence pour aider à la régulation par le droit, et donc sélectionner les décisions ? Le comité des ministres du Conseil de l’Europe, dans une recommandation de 1995 préconisait d’ailleurs une sélection des décisions afin "d’éviter l’accumulation d’informations inutiles" (Recommandation n° R (95) 11 du comité des ministres aux Etats membres relative à la sélection, au traitement, à la présentation et à l’archivage des décisions judiciaires dans les systèmes de documentation juridique automatisé).
Le fait qu’une décision judiciaire soit rendue en audience publique est une chose, qu’elle soit remise aux parties en est une autre, qu’elle soit diffusée publiquement et notamment sur Internet, en est une troisième ; qu’elle soit retraitée avec des millions d’autres via les algorithmes des moteurs de recherche nous fait entrer dans une nouvelle dimension dont nous ne pouvons pas mesurer aujourd’hui l’ampleur des conséquences. Les services proposés se démultiplient aujourd’hui dans le marché de l’information juridique et judiciaire, bien au-delà des seuls domaines de la banque ou de l’assurance, et plus généralement chez les acteurs intéressés à l’évaluation des risques par les calculs de probabilité et l’analyse actuarielle. »

[8Par exemple : la base JuriCA, produite et gérée par la Cour de cassation : la Cour n’a jamais entendu la diffuser gratuitement sur Légifrance.

[9Case Law Analytics (et encore, son fondateur déplorait récemment l’open data de la première instance), Prédictice, Doctrine, Jurisprédis.

[10Circulaire n°6264/SG du 27 avril 2021 relative à la politique publique de la donnée, des algorithmes et des codes sources.

[11Pour une politique publique de la donnée, rapport au Premier ministre, 22 décembre 2020, 216 pages.