Lobbying : de la naïveté en politique
Deux mots sur la dénonciation très française des lobbies et la contradiction numéro un de cette attitude.
La loi n’est pas « l’expression de la volonté générale », contrairement à la théorie très répandue de Jean-Jacques Rousseau [1] [2].
Regardons de près la vraie « construction de la loi ».
Naïveté francaise
La transparence, d’accord. Mais la naïveté et le purisme inapplicable, stop.
Début janvier 2022, la nomination d’un député LRM à la tête d’un lobby de l’alimentaire fait réagir la gauche. Des élus de l’opposition et Greenpeace critiquent le « marcheur » Mickaël Nogal, futur numéro deux de l’Association nationale des industries alimentaires (ANIA).
« Je ne cumulerai pas les deux activités. Le jour où je commence à l’ANIA, je ne serai plus député », a assuré M. Nogal à l’Agence France-Presse (AFP). Il a précisé son intention de démissionner de ses fonctions de député de la 4e circonscription de Haute-Garonne, sans pour autant donner un calendrier détaillé.
Depuis la loi Sapin 2 de 2016, les parlementaires ne peuvent plus exercer une activité de représentant d’intérêts.
A nos yeux, cette nomination n’aurait pas dû choquer. Sans lobbies, la loi n’évoluerait jamais. En tant que veilleur juridique, je peux l’affirmer : l’essentiel des propositions de modification de la réglementation et de la loi viennent de groupes d’intérêts.
Et puis, les citoyens et consommateurs ont eux aussi leur lobbies [3]. Ils devraient même en avoir plus — et plus puissants — pour équilibrer et faire avancer la législation s’adressant aux particuliers (droit de la consommation, prêts immobiliers, successions, copropriété, lutte contre le réchauffement climatique ...) plus vite.
Voici plusieurs lobbies de consommateurs :
- voir la liste tenue par Bercy des associations de consommateurs ayant obtenu un agrément pour représenter en justice des consommateurs
- l’Union fédérale des consommateurs (UFC), par exemple, se décrit elle-même ainsi : « On est un lobby antilobby » [4]
- le Bureau européen des unions de consommateurs (BEUC), autrement dit la fédération européenne de 43 associations de consommateurs dans l’UE, créée en 1962
- la défunte Association française des usagers de banques (AFUB) [5].
Voici un exemple précis de lobbying législatif du Secours Populaire, une association caritative ("charity business" comme on dit en anglais), qui en parle ici ouvertement [6] :
« Le Secours Populaire veut pouvoir donner un reçu fiscal aux particuliers qui font un don et justifient de sa valeur d’achat neuf. "Au lieu de toucher de l’argent sur un site de revente en ligne, les gens auraient ce reçu fiscal. Cela nous mettrait sur un pied d’égalité [avec les sites de vente d’occasion]. Nous sommes en train de construire la proposition auprès de députés", confie Jean Stellittano, secrétaire national du Secours Populaire. »
L’exemple européen
Il y aurait beaucoup de leçons à prendre, pour la gauche française, du côté des institutions de l’Union européenne. Rappelons qu’il fait partie des règles de fonctionnement de la Commission européenne que de recevoir/consulter tous les lobbies demandant à rencontrer ses services.
Selon une synthèse de la Fondation Robert Schuman :
« La Commission européenne préserve le caractère ouvert de ses relations avec les groupes d’intérêt, en leur garantissant l’égalité de traitement et en n’imposant aucun système d’accréditation.
La ligne de conduite a été exprimée officiellement le 2 décembre 1992 dans une Communication de la Commission (il s’agit d’un document officiel publié au JOUE) "Un dialogue ouvert et structuré entre la Commission et les groupes d’intérêt".
La Communication repose sur l’idée qu’une formalisation minimale permettrait, dans l’intérêt des deux parties, une plus grande transparence de ces relations. La Commission a pris l’habitude de soumettre ses projets les plus importants aux consultations publiques, sur les différents sites des Directions générales de la Commission. »
Voici un exemple de cette acceptation du lobbying (intense) comme normal au sein des institutions européennes : les "groupes d’experts". Comme l’écrivent les Décodeurs du journal Le Monde [7] :
« un déficit d’expertise en interne a, très tôt dans la construction européenne, conduit la Commission à se reposer sur ces groupes. Réunis par les directions générales (DG concurrence, DG énergie, DG recherche, etc.), les "experts" peuvent être des représentants des Etats membres – c’est la majorité –, des universitaires, des membres d’ONG ou des lobbyistes. On dénombre près de 800 de ces groupes. »
L’explication d’un tel choix est donnée par le site Le Taurillon, une publication des Jeunes Européens - France [8] :
« Conscientes qu’il n’est pas possible de stopper ou d’interdire le lobbying, les institutions européennes préfèrent l’encourager afin d’embrasser une certaine vision de la démocratie consultative. En s’inscrivant dans cette démarche, les institutions européennes combattent l’image de machine technocratique et surtout d’illégitimité politique. Indirectement donc, l’implication des lobbies est perçue comme un moyen de légitimation des institutions européennes. »
Une autre exemple de lobbying (et contre-lobbying des GAFAM) au niveau européen : l’action en communication ou publication d’études par les opérateurs télécom européens pour faire payer les GAFAM, utilisateurs majoritaires de leur réseaux. Par exemple une note résumant leur position et déposée en mai 2023 devant la Commission par la Global System for Mobile Communications (GSMA) et l’ETNO (European Telecommunications Network Operators Association) [9].
Pour aller plus loin, voir nos billets Lobbying : une bibliographie sélective et Trouver et analyser un projet de loi en discussion au Parlement.
Emmanuel Barthe
documentaliste juridique, veilleur, formateur
La communication de la Commission du 2 décembre 1992 publiée au JOUE
Notes
[1] Jean-Jacques Rousseau, dans le chapitre VI du livre XI du Contrat social, a inspiré cette formulation qui figure dans l’article 6 de la Déclaration des Droits de l’Homme et du Citoyen (DDHC).
[2] Cette formule a d’ailleurs d’autres lacunes.
[3] Lobbying : aller au-delà des poncifs par la recherche, par Madina Rival et Véronique Chanut, The Conversation, 2 mars 2016.
[4] UFC-Que choisir, les vétérans de la défense du consommateur, par Sevin Rey-Sahin, Le Monde.fr, 27 novembre 2021.
[5] Le président de l’AFUB Serge Maître est décédé en 2021. L’association, qui était essentiellement son œuvre, a disparu. NB : une opportuniste a repris le nom de domaine afub.org mais n’est en aucune façon reliée à l’association AFUB.
[6] Leboncoin et Vinted font vivre un calvaire à Emmaüs, par Mathilde Visseyrias, Le Figaro.fr, 19 mai 2023.
[7] Petit guide de lobbying dans les arènes de l’Union européenne, Le Monde.fr, 23 mai 2019.
[8] Les lobbies en Europe (1/5) : entre mythes et réalités, quel quotidien pour un lobbyiste ?, par Henri Clavier, Le Taurillon, 16 septembre 2022.
[9] Selon l’article du Figaro, « Netflix, Google, Amazon ou encore Meta, principaux fournisseurs de contenus (OTT), consomment aujourd’hui entre 50% et jusqu’à 80% de la bande passante à certaines heures de la journée. »
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