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Les veilleurs et la santé fragile de la presse française
Causes, cautères sur jambe de bois et (vraies) solutions : une synthèse

Ce post reprend, regroupe et synthètise l’essentiel des billets [1] que j’ai publiés sur ce blog concernant la (généralement mauvaise) santé de la presse française [2] [3] et les enjeux pour la pratique des veilleurs, pour qui elle représente une matière première cruciale — parce que fiable et à jour — de leur travail.

Les mauvais résultats continuent pour la presse française

Or, les mauvais résultats financiers pour les titres essentiels continuent. Ici le cas du Parisien signalé par la Lettre A.

Pour être très clair :

  • la presse nationale, notamment quotidienne, reste celle qui bénéficie le plus des aides à la presse. Autrement dit, les journaux les plus connus sont subventionnés : Les Echos, Le Parisien, Le Figaro, Libération, Ouest-France, groupe Bayard Presse (La Croix), L’Humanité, Sud-Ouest ...
  • même les titres gratuits, comme 20 Minutes, Metro ou ParuVendu disparaissent [4]
  • chez les "pure players", Rue89, Bakchich et Owni ont fermé et Les Jours, le vénérable NextINpact, Blast ou encore Médiacités ont dû ces 12 derniers mois mener des campagnes urgentes d’abonnement et d’appel aux dons — heureusement positives. Seul Mediapart [5], sur le même modèle "presse à scandales politico-économiques" que le Canard Enchaîné et tel un roc isolé sur Internet, a vu ses recettes dépasser le point d’équililbre puis continuer à augmenter.

Les origines du problème sont connues :

  • baisse des recettes publicitaires, captées d’abord par la télévision puis bien plus nettement encore par les grands moteurs de recherche du Web (Google et Bing) et les réseaux sociaux dominants (Facebook, Instagram, Twitter ...)
  • la publicité financière est largement partie sur des sites web non presse [6]
  • baisse des abonnements, avec la disponibilité gratuite des dépêches des agences de presse partout sur Internet et la perte de contact des journaux et magazines avec leurs lecteurs et leurs intérêts
  • la chute de Presstalis (ex-NMPP) n’y est pas pour rien (lire sur ce blog : Faire le point sur les abonnements aux journaux et magazines en ligne : une urgence, 2012), car les ventes en ligne rapportent, d’après les calculs des grands quotidiens américains, 10 fois moins que les ventes papier
  • manque d’intérêt concret pour son lectorat, ses besoins, ses attentes (cf les propos de Dominique Wolton [7]
  • enfin, la sous-capitalisation des journaux français, un défaut qui remonte à l’épuration des entreprises de presse à la Libération mis en exergue par l’historien de la presse française Patrick Eveno [8]. En d’autres termes : ils ne sont pas assez riches, ils n’ont pas les reins assez solides. Par opposition au Canard Enchaîné, indépendant (il est la propriété de ses journalistes dirigeants) et habitué par les nombreux et coûteux procès en diffamation à mettre (beauoup) d’argent de côté.

C’est aussi la possibilité de se faire une opinion politique fondée qui est en danger : La presse française d’opinion et sa santé : le rapport Teissier "La presse au défi du numérique" (2007).

Même élargies à la presse en ligne (2009), les aides et subventions pourraient-elles suffire : en l’état, non (2010, mais la situation n’a guère changé) [9]. Et les agrégateurs ? Non. Et les kiosques de presse en ligne ou la directive sur le droit d’auteur et son nouveau droit voisin ? Non plus [10].

Des solutions pour la presse ?

Pas évidentes, mais si on veut préserver un vrai journalisme d’enquête, les modèles de financement "gratuit/tout pub" ou "payant/tout abonnnement" ne sont pas les seules options [11]. Loin de là même.

En France, Cyrille Frank, directeur de l’ESJ Pro Medias (un centre de formation continue pour les journalistes) tient Médiaculture un site central et passionnant où il tente de lister tous les "business models" possibles et rentables pour la presse, à partir des retours d’expérience français et étrangers. Il tient une newsletter gratuite passionnante.

Cyrille Frank insiste particulièrement sur :

  • le chouchoutage des abonnés : des services exclusifs réservés à eux, comme la newsletter ou une newsletter spéciale, afin qu’ils se réabonnent
  • l’analyse détaillée des statistiques de consultation du site de presse pour en dégager les préférences et les règles de comportement des lecteurs (cf infra)
  • et les modèles d’affaire combinant plusieurs innovations et actions différentes, chacune adaptée à un type de prospects/abonnés/lectorat.

Des solutions pour la veille ?

Pour les veilleurs, quelques solutions se sont dégagées :

  • exploiter les réseaux sociaux (Twitter en premier lieu) en filtrant sur la fiabilité des intervenants. Mais que de bruit (documentaire) et donc de perte de temps !
  • s’abonner aux agrégateurs de presse [12]. C’est très cher mais au moins on a une très grande diversité/richesse de titres et c’est 100 fois plus pratique et plus puissant que les "bidouillages" Internet avec des applis plus ou moins gratuites et qui risquent de disparaître. Voir notamment notre billet Les avantages des outils de veille payants. Et on participe au financement indirect mais bien réel de la presse, par le biais des licences prises par les agrégateurs.

Emmanuel Barthe
documentaliste, veilleur, professionnel de la veille presse [13]

Notes

[1J’avais fait une liste encore plus complète de mes billets précédents sur le sujet en 2018 : La presse écrite et Internet.

[2La presse américaine ne se porte guère mieux, particulièrement la presse locale, avec l’effondrement des recettes publicitaires. Au moins a-t-elle réussi à (bien) préserver la rentabilité de "totems" comme le New York Times (NYT), le Washington Post, le New Yorker ou le Los Angeles Times et à trouver des modèles d’affaire ("business modeles") alternatifs valables comme Axios, jeune média numérique américain qui a fait voeu de brièveté, de « concision intelligente ».

[7Les nouveaux défis de l’information : le sociologue Dominique Wolton et l’historien Patrick Eveno confrontent leur vision de l’avenir de l’information face à l’irruption d’Internet et des technologies numériques, Les Echos, 3 avril 2008 (accès gratuit). Propos recueillis par Pierre de Gasquet et Emmanuel Hecht.

[13Souvent (improprement) dite "revue de presse".