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Les thèses de droit en open access sont dix fois plus lues (que celles imprimées)
Du club feutré à la vraie publication

Ma collègue documentaliste juridique indépendante Marie Lavie de Randé n’arrive pas à mettre la main sur une thèse de droit. Pas si vieille que ça puisque publiée en 1995. Et pourtant de facto indisponible. Alors qu’elle pourrait être en open access.

Je laisse Marie vous raconter ça sur Twitter :

« [Cette thèse] est mentionnée dans tout un tas d’articles de doctrine et d’autres mémoires. Elle est bien référencée dans theses.fr qui me renvoie fort obligeamment vers la bibliothèque Cujas où elle est consultable.

Il y a quelques années il y avait un service à Cujas où on pouvait demander moyennant finance la reproduction d’une thèse. Visiblement ce n’est plus le cas — ou bien je n’ai pas été capable de trouver les coordonnées d’un tel service.

Donc si j’en crois mes recherches, une thèse, visiblement majeure dans son domaine (en droit), n’est consultable qu’à Paris (les provinciaux tant pis pour eux) dans une bibliothèque dont l’accès est tout de même restreint.

En toute honnêteté, je trouve qu’en 15 ans, nous n’avons pas progressé dans l’accessibilité de certains fonds, voire même régressé sur certains points.

Le coup de grâce : je vais dans HAL, pour voir s’il y avait des thèses accessibles en droit [sur le même sujet]. J’en vois une. Je clique sur le lien pour accéder au document. Il me renvoie sur l’intranet d’une Université qui me demande de m’authentifier pour accéder au document. Fin de la blague. »

Mon collègue Jean Gasnault, grand partisan de l’open access (moi je suis plus mitigé [1] mais sur coup-là, je suis d’accord avec lui), appuie :

« L’open access vous fera gagner 5 ans pour poser votre réputation nationale et internationale. Et simplifiera le transfert de vos écrits aux personnes avec qui vous échangez des services : l’envoi d’un lien. »

Ce qu’écrit Jean Gasnault est exact : les thèses de droit en open access ont, selon mes estimations, environ 10 fois plus de lecteurs que les thèses papier :

Ces estimations restent à valider par des études scientifiques.

D’après le technicien en SCD anonyme J.R., « le document le plus téléchargé sur le portail HAL de [son] université est une thèse en droit ;-) »

A titre de comparaison : un succès de librairie pour une thèse imprimée en droit, c’est 500 exemplaires. Il existe à peu près 90 bibliothèques universitaires de droit (selon le Sudoc). Supposons 100 exemplaires achetés par les BU et 10 emprunts dans la vie de l’ouvrage, cela ferait 1000 lectures en BU. Plus 3 emprunts x 400 autres acheteurs (dont les bibliothèques d’entreprise), ce qui fait 1200 lectures de plus.

Total : un maximum de 2200 lectures pour une thèse papier sur sa vie de livre soit environ 30/40 ans, et ce dans le meilleur des cas. Alors qu’en open access, une thèse en droit même non météoritique atteint ces 2200 lectures en 3 à 5 ans, comme le montrent les chiffres de téléchargements supra.

Il y a aussi la question du délai : une thèse papier est publiée un an à un an et demi après sa soutenance. C’est une perte de temps préjudiciable car avec l’accélération de l’actualité juridique et des réformes, 4-5 après, elle est à mettre fortement à jour.

Comme le note mon collègue Rémy Lérignier, même s’il y a une évolution, la perception de l’accès ouvert semble plutôt négative chez beaucoup de juristes universitaires. Les arguments relatifs à la visibilité et l’accès des thèses en open access (OA) peinent à convaincre. Reviennent souvent comme justifications à ne pas publier en OA trois peurs :

  • la peur du plagiat
  • celle de la réutilisation par l’IA générative (modèles de langage, dits LLM) sans autorisation ni rémunération
  • enfin celle des réactions négatives des éditeurs.

Personellement, je pense que les choses évoluent chez les jeunes générations de MCF, y compris pour des thèses multi-primées (J. Prorok, A. Gilson-Maes, M. Leveneur-Azémar ...) ET publiées aussi chez un éditeur.

Rémy rappelle ses chiffres à lui (datant du 4 mars 2023) :

« Recherche rapide http://theses.fr. Discipline "droit", période "2017-2022".
Thèses soutenues : 3013.
Thèses accessibles en ligne : 1168 (39 %).
Pourcentage : Paris 1 (31), Paris 2 (25), AMU (26), Bordeaux (59), Lyon (33), Toulouse 1 (33), Paris 10 (39) »

Damien Belvèze avance également les « réactions négatives des éditeurs », citant « Dalloz qui propose de mettre les articles de recherche à la place des enseignants dans HAL *sans* le texte intégral, ce qui nous instruit sur leur conception de l’OA ». Je pense que Dalloz voulait bien faire.

Mon avis personnel (informé) est que le véritable blocage pour la publication des thèses en open access vient de ce que :

  • elles servent de monnaie d’échange dans une carrière universitaire ("je te file une copie de ma thèse, tu m’aides sur quelque chose")
  • beaucoup dans le milieu universitaire veulent préserver un entre soi très 19e siècle. L’OA est par comparaison une véritable publication (rendre public, i.e. sortir de l’entre soi).

A contrario, les docteurs en droit qui repartent à l’étranger ou qui ne vont pas travailler à l’Université française publient beaucoup plus souvent, en proportion, leur thèse de droit en open access que les autres.

Cherchez sur theses.fr les docteurs en droit originaires de l’Afrique noire, du Maghreb, du Liban ... et les non-MCF (je cite trois exemples dans les copies écran infra). Regardez si leur thèse est en OA. Puis comparez avec les MCF en poste. C’est très net. C’est dommage.

Emmanuel Barthe
bibliothécaire documentaliste juridique

Notes

[1Lire sur ce blog : The limits of open access.