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The dark side of the ordonnances

Les ordonnances, des lois mal documentées
Plus de transparence sur les ordonnances ne ferait pas de mal

[ Ce billet fait partie d’une série sur les ordonnances. La suite : Les ordonnances : les repérer, les suivre.
Voir aussi sur ce blog : Trouver et analyser un projet de loi en discussion au Parlement. ]

Les ordonnances sont devenues un moyen essentiel, voire dominant, de créer la loi en France. A date de juin 2020, 43 ordonnances ont été prises par an en moyenne depuis 2007, selon le secrétaire général du Gouvernement Marc Guillaume. Sur la période 2012-2018, le nombre d’ordonnances dépasse celui des lois adoptées selon la procédure ordinaire (350 ordonnances publiées, 346 lois votées par le Parlement) [1]. La période juridiquement extra-ordinaire qu’a constitué la crise sanitaire dûe à la Covid-19 (urgence des mesures, confinement, Parlement ne siégeant quasiment plus, délais repoussés, mesures de lutte contre l’épidémie, mesures de soutien aux entreprises etc.) a même amené un renforcement de cette tendance aux recours aux ordonnances puisque selon Gaëlle Marraud des Grottes (Actualités du Droit Lamy), du 12 mars au 23 juin 2020, alors que le nombre de lois votées (11) baissait de 18 % par rapport à la même période l’année
précédente, celui des ordonnances prises (70) progressait de 74 % !

Une ordonnance, politiquement, c’est une loi entièrement préparée et adoptée par le Gouvernement, et pas avec ni par les députés et sénateurs. Si on se focalise sur « à quoi ça sert ? », c’est aussi un moyen de faire transposer des directives européennes sans se faire condamner pour retard par la Cour de justice de l’Union européenne et surtout de faire passer des réformes rapidement et sans débat parlementaire.

Une ordonnance, juridiquement, c’est comme le Canada Dry : ça ressemble à une loi, ça a le goût d’une loi, mais ce n’est pas une loi. En effet, tant qu’une ordonnance n’a pas été validée a posteriori par le Parlement par le vote d’une loi de ratification (même si une ratification implicite est théoriquement possible), elle est considérée comme ayant valeur réglementaire et non législative.

Ce statut particulier de l’ordonnance entraîne des conséquences sur l’information dont on dispose sur elle.

Absence d’information sur les dates des futurs décrets d’application

Les échéanciers des décrets d’application : voilà une fonctionnalité de Legifrance bien pratique pour la veille réglementaire. Cachée [2] dans le dossier législatif de chaque loi (exemple), elle donne les dates limites prévues par le Gouvernement pour la prise des décrets prévus dans une loi [3]. Ce travail de déterminer les dates de prise des décrets est fait à l’avance par l’administration (ces dates restent toutefois des objectifs, non des engagements, et sont fréquemment dépassées [4]).

Mais pour l’instant, cette fonctionnalité ne concerne que les lois. Pas les ordonnances. Une page intitulée Application des ordonnances existe bien sur Légifrance, mais elle est vide. Et si vous inspectez un par un les dossiers "législatifs" des ordonnances sur Legifrance, même des plus récentes, vous n’en trouverez pas. Ce n’était visiblement pas prévu au départ. Il faut dire que les ordonnances, aux débuts de Legifrance, étaient l’exception.

Absence de documents préparatoires

Autre point qui gêne : qui dit ordonnance dit absence de travaux législatifs : pas de rapport ni avis parlementaire, pas de débats pour éventuellement expliquer ou interpréter le texte. Pas même de tableau comparatif avant / après.

Autre lacune : pas de publication de l’avis du Conseil d’Etat [5]. Le Gouvernement peut choisir de rendre public l’avis du Conseil d’Etat sur le projet de loi d’habilitation (exemple) — qui précède et autorise l’ordonnance —, mais pas celui sur l’ordonnance elle-même. Bien que le Gouvernement soit obligé de consulter le Conseil d’Etat sur tout projet d’ordonnance (article 38 de la Constitution), le changement de pratique voulu par le président Hollande en 2015 [6] [1] ne concernait que les projets de loi, pas ceux d’ordonnance.

Enfin, les documents préparatoires aux ordonnances ne sont même pas communicables au titre de l’accès aux documents administratifs car ils relèvent d’une exception appelée « secret des délibérations du Gouvernement » [7]. Donc pas moyen d’avoir accès aux travaux préparatoires des ordonnances.

On a quand même une fiche d’impact (comme pour les décrets ) : ces équivalents des études d’impact des projets de loi sont en ligne sur Légifrance depuis 2014. C’est une amélioration de la transparence ("open government").

Les ordonnances ont pris une place stratégique dans le dispositif normatif

En temps de réforme — nous vivons ce temps depuis le gouvernement de Dominique de Villepin (fin de la présidence de Jacques Chirac, 2005-2007) — les ordonnances, déjà fréquemment utilisées pour transposer en urgence les directives européennes, sont devenues *le* moyen principal, voire quasi-unique, de faire passer les réformes. Parce que c’est de l’ultra-accéléré et que le Parlement ne peut ni en connaître ni en modifier les détails. Parce que, aussi, les dirigeants politiques estiment souvent que la France est un pays qui n’aime pas le changement, alors qu’elle vit de [8] et dans un monde qui change.

J’écris « les détails » — et non l’entièreté — parce qu’il est bien connu que sous la Ve République, l’exécutif est de fait mais aussi en droit en position de force par rapport au Parlement [9] et que le Parlement n’a pratiquement jamais l’occasion de faire autre chose qu’amender à la marge les projets de loi gouvernementaux.

J’écris « les détails » aussi, parce que lorsqu’il procède par ordonnance, la seule obligation du Gouvernement est de faire adopter une loi d’habilitation donnant les très grandes lignes de la future ordonnance dans ses motifs. En pratique, discours, dossier de presse, interviews et entrevues discrètes ajoutent à l’information des parlementaires.

Mais tout cela ne remplace pas le texte intégral du projet ni la possibilité de le modifier avant qu’il devienne loi. Or il suffit au Gouvernement de présenter en Conseil des ministres — il se tient tous les mercredis entre midi et deux — l’ordonnance pour que celle-ci soit publiée au Journal officiel dans la foulée (en général le lendemain, sinon quelques jours après) et qu’elle ait force de loi, comme tout texte publié au JO, 24h après cette publication [10].

Toutefois, vu la répartition des compétences entre le législatif et l’exécutif selon la Constitution de 1958 (articles 34, 37 et 41 de la Constitution) [11], comme une ordonnance intervient par définition dans le domaine de la loi, il faut bien que le Parlement l’autorise (article 38 de la Constitution). Cela se fait par la loi d’habilitation, assez vague, comme on vient de le voir. Mais ensuite, le Parlement doit valider rétroactivement l’ordonnance prise.

Et là, parfois, le Parlement — le Sénat surtout — tente de modifier le texte. C’est ainsi que le Sénat, de majorité Les Républicains (et non pas LREM) et mécontent d’avoir été ignoré à l’époque, a modifié la grande réforme du droit des obligations et des contrats de 2016 [12]. L’Assemblée nationale, à majorité LREM, et sous la pression du Gouvernement, peut certes rétablir le texte d’origine. Mais certains projets de l’exécutif peuvent nécessiter un appui du Sénat ou des Républicains, aussi quelques concessions au texte sénatorial seront finalement faites.

Plaidoyer pour plus de transparence

Ces rappels de droit constitutionnel montrent bien l’importance prise ces douze dernières années par les ordonnances et partant, la nécessité d’étendre à ce type de texte primo, les échéanciers des décrets d’application de Legifrance et secundo, la publication d’un minimum de travaux préparatoires. En effet, les ordonnances ont carrément pris la place des "grandes lois". Sous la présidence Macron, mis à part la loi Pacte du 22 mai 2019, celle de réforme de la justice du 23 mars et la loi anti-fake news, une réforme ne se fait plus par une loi mais par ordonnance. La loi Pacte elle-même habilite le Gouvernement à prendre des ordonnances. [fin de ce paragraphe mise à jour le 1er octobre 2019]

Je n’insisterai pas sur l’absence de transparence [13] dans la prise de décision que le recours massif aux ordonnances implique. Alors que la demande de transparence des citoyens augmente : les dossiers traités par la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA) sont en augmentation constante [14].

Un tout petit peu de transparence dans l’application des ordonnances, en publiant les échéanciers des décrets et les avis du Conseil d’Etat sur certaines ordonnances clés, surtout en ces temps de stagnation de l’open data [15], ne ferait donc pas de mal. Et cela améliorerait le statut des ordonnances, qui en a bien besoin.

Accessoirement, cela faciliterait aussi le travail de suivi de ce type de texte officiel. Voir sur ce sujet notre billet Les ordonnances : les repérer, les suivre.

Emmanuel Barthe
documentaliste juridique, veilleur

Notes

[1Source : Rapport d’information sur le bilan annuel de l’application des lois au 31 mars 2020, Sénat, 17 juin 2020. Signalé par Bastien Scordia sur son compte Twitter le 19 juin 2020.

[2Cherchez en haut de la page la mot ECHEANCIER (en majuscules) et cliquez dessus.

[3Le lien disponible en haut de page "En savoir plus sur ce texte" ou "informations complémentaires concernant le texte" (son autre nom) a été — à notre grand regret — supprimé dans la dernière version de Legifrance. Peu de gens le connaissaient, et encore moins l’utilisaient. Dedans, on trouvait ce que Legifrance appelait "Textes d’application". Il s’agissait de la liste des décrets d’application déjà pris. Mais pas de la liste de ceux à prendre, ce qui distinguait fondamentalement cette fonctionnalité des échéanciers Legifrance des décrets d’application des lois. Ce lien valait aussi pour les ordonnances.

[6Voeux aux corps constitués du président de la République François Hollande, 20 janvier 2015.

[7Le secret des délibérations du Gouvernement et des autorités de l’exécutif, site de la Commission d’accès aux documents administratifs, consulté le 25 novembre 2017.

[8L’ouverture des économies, par Ben El Arbi Sabbar, agrégé d’économie et de gestion, professeur en classes de BTS tertiaires, sabbar.fr [site pédagogique pour les étudiants qui préparent les deux épreuves Economie-Droit et Management des entreprises du BTS tertiaires]. Les origines du déficit extérieur de la France, par Sylvain Fontan, L’économiste.eu, 8 juin 2013.

[9La réelle mais fragile prééminence présidentielle sous la Ve République, Lextenso Étudiant, 13 février 2017. Également publié aux Petites affiches du 5 février 2015 p 6.

[10Sauf, bien sûr, si l’ordonnance prévoit qu’elle entrera en vigueur différée. Ce fut le cas pour celle du 10 février 2016 réformant le droit des obligations : publiée au JORF le 11 février 2016, son article 9 prévoyait : « Les dispositions de la présente ordonnance entreront en vigueur le 1er octobre 2016. »

[11Ce n’est pas parce que le Parlement vote une loi que c’en est une. La Ve République fonctionne avec une définition de la loi et du règlement par domaine : il y a le domaine de la loi et le domaine du règlement. Le second se définit par : tout ce qui n’est pas du domaine de la loi (pouvoir règlementaire autonome) et tout ce qui est textes d’application de la loi. Le Gouvernement peut parfaitement invoquer l’irrecevabilité d’une disposition d’une proposition de loi ou d’un amendement parlementaire parce qu’elle/il empiète sur le domaine qui lui est réservé, ou sinon, le Conseil constitutionnel peut l’annuler. Et le Conseil d’Etat peut annuler un décret, dans le cadre du recours pour excès de pouvoir (REP), parce qu’il est pris dans un domaine qui ressort de la loi. Pour plus de détails, voir La place de la loi et du règlement en droit administratif, Cours de droit.net, 30 octobre 2015.

[12Réforme du droit des contrats : si la moquette du Sénat est si épaisse…, par Pierre Januel, blog Le Monde.fr Scènes vues au Parlement, 23 octobre 2017.

[13Mais que faut-il pour que l’État se mette à la transparence ?, par Xavier Berne, Next Inpact, 30 octobre 2016.

[14Extrait de l’avis n° 114 de M. Jean-Yves Leconte, déposé le 23 novembre 2017, sur le projet de loi de finances pour 2018 : Direction de l’action du Gouvernement, publications officielles et information administrative : « Le nombre de dossiers traités par agent, qui était de 777 en 2015 est évalué à 1 400 pour 2017. L’octroi d’un emploi supplémentaire en 2018 devrait limiter le nombre de dossiers par agent à 1 200 l’an prochain. »

[15L’expression francaise exacte serait plutôt : diffusion et réutilisation libre des données publiques. Mais "open data", c’est plus court et très à la mode.