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Respect des faits, honnêteté intellectuelle et transparence, oui

La neutralité est-elle un devoir des journalistes ? Non (et tant mieux)
Les journalistes n’ont pas l’obligation d’être neutres, ni par la loi, ni par devoir, ni par déontologie


Carte de presse fictive

Commentant une phrase bien connue [1], attribuée à Jonathan Foster, enseignant à l’école de journaliste de Sheffield (UK), un twittos écrit : « Pour les questions complexes, *un journaliste neutre* aide à connaître les thèses sérieuses en présence et ne les "choisit" pas à la place du public : risque de censure ... »

Si le propos est nuancé, on y retrouve une croyance répandue, et fréquemment invoquée/brandie sur les réseaux sociaux par des utilisateurs aux extrémités de l’échiquier politique ou simplement conspirationnistes : un journaliste devrait être *neutre*.

Or le journaliste ne se définit pas par sa neutralité mais par son activité. En effet, selon le dictionnaire Larousse, un journaliste est une « personne qui a pour occupation principale, régulière et rétribuée, l’exercice du journalisme dans un ou plusieurs organes de presse écrite ou audiovisuelle. (Titulaire de la carte d’identité professionnelle, tout journaliste peut se prévaloir de la clause de conscience.) ». En France, c’est même par la dominante dans ses revenus de ses activités journalistiques (50% minimum) qu’il obtient la carte de presse.

Par ailleurs, la Déclaration des devoirs et des droits des journalistes de Munich (1971) dit juste (art. 2) :
« Ce droit du public de connaître les faits et les opinions procède l’ensemble des devoirs et des droits des journalistes. »

Connaître les *faits*, pas seulement les opinions. Et la Déclaration de Munich ne dit pas qu’il faut donner à chaque fait la même importance/place.

Toujours la Déclaration de Munich : « Le journaliste ne peut être contraint à accomplir un acte professionnel ou à exprimer une opinion qui serait contraire à sa conviction ou sa conscience. » Cette déclaration est la référence pour les syndicats de journalistes français suivants : SNJ-CGT, FO, la CFTC, et l’USJ CFDT [2].

Le SNJ reconnaît la Déclaration de Munich mais lui préfère sa propre charte :
« Un journaliste [...] tient l’esprit critique, la véracité, l’exactitude [...] pour les piliers de l’action journalistique ; tient la déformation des faits [...] pour une grave dérive professionnelle. »

La Charte mondiale d’éthique des journalistes de l’International Federation of Journalists ne parle même pas de respect des opinions :
« Respecter les faits et le droit que le public a de les connaître constitue le devoir primordial d’un journaliste [...] Le journaliste considérera comme fautes professionnelles graves [...] la distorsion des faits. »

L’objectivité non plus ne veut pas dire grand’ chose — et elle pose un problème de définition. Le respect des faits, oui, veut dire quelque chose et peut être exigé des journalistes. Le reproche de manque d’objectivité ou de neutralité par un politique ou sur les réseaux sociaux de nos jours est un moyen de courant de dévaluer le travail d’un journaliste. Parce qu’on n’arrive pas à nier efficacement les faits qu’il établit.

On peut citer Claude Sérillon sur le journalisme : « Prétendre à l’objectivité est un vaste mensonge ». Ou Gilles Gauthier, docteur en philosophie du langage et professeur au département d’information et de communication de l’Université du Québec à Trois-Rivières [3] : « L’objectivité journalistique pose deux difficultés fondamentales liées : un problème de définition et un problème de connaissance. » Pour Patrick Eveno, président du Conseil de déontologie journalistique et de médiation (CDJM) : « L’objectivité et l’impartialité, ça n’existe pas. On peut tendre vers [...]. » [4] Voir aussi Pourquoi une information ne sera jamais totalement objective, par Arnaud Mercier, professeur à l’Institut français de presse (IFP), La Revue des médias (INA), 28 mars 2019 ou L’objectivité, le Saint Graal du journalisme, par Hugo Prévost, Agence Science-Presse.

Vincent Hugeux, grand reporter au service Monde de L’Express, écrivait en 2004 à propos de l’éthique des journalistes [5] :
« Aux lecteurs de la revue Etudes, on ne fera pas l’injure d’un sermon sur l’objectivité — chimère dans l’absolu et chimère absolue en zone de guerre. Dans le meilleur des cas, le reporter se borne à tendre vers l’équité, vers une forme d’honnêteté intellectuelle. [...] Il faut une âme de faussaire pour renvoyer dos à dos, en vertu d’une parité illusoire, l’assiégeant et l’assiégé, le bourreau et le supplicié, l’agresseur et l’agressé. Reflet d’un nouveau conformisme, la traque compulsive du "politiquement correct conduit parfois à promouvoir, par dandysme ou par cécité, le "moralement obscène". [...]
Il serait stupide de réduire l’exercice du journalisme à cette terrible formule : "Cinq minutes pour les Juifs, cinq minutes pour Hitler". La juxtaposition d’affirmations contradictoires s’apparente à une reddition en rase campagne, sur le mode : "Untel soutient ceci. Tel autre objecte cela. Cher lecteur, démerdez-vous." Le respect dudit lecteur ou de l’auditeur commande au contraire de lui livrer, au terme d’une enquête approfondie, un jugement éclairé. Le traitement de l’envoyé spécial n’est pas objectif ? La belle affaire ! La réalité ne l’est pas davantage. Reste, bien entendu, à ne pas se tromper de parti pris. Mesuré à cette aune-là, tout reportage se doit d’être engagé. A défaut, le reporter renonce à l’essence de sa mission : rendre intelligible la complexité du réel. »

En revanche, le journaliste doit faire preuve de transparence : cf SPJ (USA) Code of Ethics, sans pour autant mettre ses sources en danger [6].

Si vous voulez de la neutralité (que je trouve personnellement insipide), mieux vaut aller sur Wikipédia (que j’apprécie en partie, mais pas pour sa neutralité) !

Emmanuel Barthe
documentaliste, veilleur (autrement dit grand consommateur de presse depuis quinze ans)

Notes

[1« If someone says it’s raining, and another person says it’s dry, it’s not your job to quote them both. Your job is to look out the f...g window and find out which is true. / Si une personne te dit qu’il pleut et une autre te dit que non, ton travail en tant que journaliste ce n’est pas de donner la parole aux deux : c’est d’ouvrir ta p...! de fenêtre et de vérifier s’il pleut. »

[2Source : article Déontologie du journalisme sur Wikipedia.

[3La mise en cause de l’objectivité journalistique, par Gilles Gauthier, Communication. Information Médias Théories, 1991.

[4Patrick Eveno, président du CDJM : « L’objectivité et l’impartialité n’existent pas ! », Europe 1, L’info média du jour, émission de Philippe Vandel, 27 mai 2020, 9h50.

[5L’éthique des journalistes : Journaliste dans la guerre, par Vincent Hugeux, Études 2004/2 pp. 223-236.

[6Les journalistes et leurs sources, par l’Association des journalistes professionnels (belge).