Le Code du travail numérique ou la tentation d’un texte officiel qui intègre son propre commentaire
Oeuvre de juristes de la Direction générale du travail (DGT) et de spécialistes du numérique (beta.gouv.fr et l’incubateur ou "fabrique" des ministères sociaux) [1], qui y travaillent depuis deux ans, le site du Code du travail numérique a été officiellement lancé le 16 janvier 2020 [2]. Il était prévu par l’article 1er de l’ordonnance n° 2017-1387 du 22 septembre 2017 relative à la prévisibilité et la sécurisation des relations de travail.
Initialement et officiellement prévue pour le 1er janvier 2019, la sortie du site a été repoussée au 1er janvier 2020. Il a fallu en conséquence modifier [3] l’article 1er de l’ordonnance, qui avait marqué la date du 1er janvier 2019 dans le marbre.
Selon Le Parisien du 17 janvier 2020 [4], on y trouve « 2500 réponses aux 50 questions les plus fréquentes en droit du travail dans les 50 principales branches d’activité ». J’y ai repéré également des modèles, des outils de calcul et un utile glossaire (liste de définitions en droit du travail).
Contenu : des limites
Comme on le voit sur ces deux exemples, les réponses, pour l’essentiel, reproduisent les fiches du site servicepublic.fr et du site du ministère du travail. Des compléments d’information sont aussi apportés par des renvois/liens hypertextes vers d’autres sites, mais c’est vers leur page d’accueil et non des pages précises (liens profonds). Autrement dit : peu de contenu original.
On notera la faible place accordée à la jurisprudence dans l’énoncé des sources du droit du travail sur le site : seul un court encadré l’évoque rapidement. Les spécialistes le savent pourtant : la jurisprudence, notamment celle de la chambre sociale de la Cour de cassation, est clé dans l’interprétation et la construction du droit du travail. Mais c’est entre guillemets "logique" : on a affaire ici à un site construit par l’administration.
Un moteur de recherche interne assure la recherche des fiches pertinentes, mais on peut aussi accéder au contenu par un plan de classement thématique .
Questions
Selon l’article 1er précité de l’ordonnance de 2017, « l’employeur ou le salarié qui se prévaut des informations obtenues au moyen » de ce nouveau site « est, en cas de litige, présumé de bonne foi ».
Que signifie donc ici « de bonne foi » ? Qu’on a affaire à une sort de longue circulaire interprétative ? Ou carrément à l’équivalent d’une une instruction opposable à l’administration — comme l’est le Bulletin officiel des Finances publiques (BOFiP), ex-Bulletin officiel des impôts ?
Au vu de ce site d’un genre nouveau, on peut se demander si le Gouvernement et l’administration ne tentent pas là de mettre en place un nouveau mode de communication sur le droit avec leur administrés : direct, par Internet, sans avoir besoin d’intermédiaires de type délégués du personnel, conseils, juges ou avocats.
Il est vrai, comme le rappellent les Echos du 17 janvier 2020 [5], que depuis les deux dernières grandes réformes du droit du travail (complexification de la procédure devant le conseil de prud’hommes et barémisation de l’indemnisation du licenciement sans cause réelle et sérieuse), les employés et ouvriers ont déserté les prud’hommes. Du public en moins pour les juges et les avocats [6]. Restent les cadres et la montée des contentieux de la discrimination et du harcèlement.
Mais si le but est bien une communication directe sur le droit, et si les guides et autres questions-réponses (FAQ) du ministère du Travail sont plutôt faciles à trouver et compréhensibles par un patron de PME ou un élu de CSE, le Code du travail numérique ne me semble en revanche pas satisfaisant.
Pour être honnête, je trouve — souvent mais pas toujours — plus facilement mon information de base gratuite en droit social [7] en interrogeant un bon moteur de recherche web généraliste (Bing ou, mieux Google). La raison en est simple : le contenu gratuit disponible sur le Web est beaucoup plus riche, notamment les nombreux posts des sites spécialisés et avocats en droit du travail (avocats qui eux vont parler de la jurisprudence ...), et le moteur de Google beaucoup plus efficace. Tant le moteur que les contenus du Code du travail numérique ont donc leurs limites, et c’était prévisible dès le départ vu le concept. Dire qu’on a parlé d’IA au départ ...
La journaliste de droit social d’ActuEL-RH Florence Mehrez et quelques autres voient, eux, dans le Code du travail numérique un droit mou (on dit aussi droit souple). Et en pointent les risques. Patient et discret mais déterminé, le Conseil d’Etat entend encadrer le droit souple qui est depuis longtemps source d’insécurité juridique (cf son rapport de 2013 commenté sur Dalloz Actualité).
Personnellement et plus précisément, j’y vois une tentative de retour des circulaires et instructions ministérielles [8], auxquelles le Conseil d’Etat (encore lui) puis les services du Premier ministre font la chasse depuis des années. La lutte sanitaire contre le Covid-19 et les confinements ont fait fleurir ce type de textes incitatifs et fréquemment modifiés mais non strictement obligatoires, tel le protocole sanitaire en entreprise.
Sur le fond de ces fiches/réponses, et sur la forme de ce mode de communication, on aimerait bien avoir l’avis des avocats en droit du travail, qui ont déjà publié depuis les années 2000 de très nombreux billets et articles sur le Web et les réseaux sociaux.
Emmanuel Barthe
documentaliste juridique, veilleur, formateur
Notes
[1] On découvre au passage la liste des autres « produits » numériques en cours d’élaboration au sein de l’incubateur des ministères sociaux. Par exemple Work in France, créé en collaboration avec les préfectures de département, et qui permet aux étudiants étrangers et employeurs de remplir et suivre leur demande d’autorisation provisoire de travail et ainsi de décharger les DIRECCTE d’une grosse charge de travail (le site n’est pour l’instant déployé que sur une trentaine de départements. Pour plus de détails sur Work in France, voir leur liste de questions-réponses (FAQ). C’est ça l’e-administration aujourd’hui. Ce qui me fait penser que le grand challenge qui attend cette nouvelle administration en ligne sera l’interconnexion de toutes ces applications, voire leur intégration au sein des GED et intranets de l’administration.
[2] Où l’on découvre aussi que l’administration utilise le site de partage de projets informatiques GitHub. Par exemple, voici le compte de l’incubateur des ministères sociaux.
[3] Par la loi .
[4] Code du travail : un site Internet pour tout comprendre en quelques clics, par Bérengère Lepetit, Le Parisien.fr, 16 janvier 2020.
[5] Le vrai bilan de la réforme des prud’hommes, par Marie Bellan, Les Echos.fr, 16 janvier 2020.
[6] Entre parenthèses, un paragraphe de l’analyse des Echos mérite qu’on s’y attarde (le gras est de nous) : « La "peur d’embaucher", comme le répètent souvent les chefs d’entreprise, s’est largement émoussée si l’on en croit les chiffres de l’Acoss. Sans qu’il puisse être fait de lien scientifique entre les deux, on remarque toutefois que la reprise de l’emploi en CDI coïncide de manière presque simultanée avec la mise en place du barème. C’est aussi, et surtout, une conséquence de la reprise économique, reconnaissent les employeurs eux-mêmes. »
[7] Il n’empêche qu’on a souvent besoin d’une information payante dans ce domaine comme dans d’autres si on veut une réponse précise et valable à sa question précise : ouvrage payant, base de données d’éditeur, avocat.
[8] Voir sur ce blog Tout sur la publication des circulaires et instructions et leur opposabilité.
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