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Le Canard est mal barré
Pourquoi le Canard enchaîné devrait évoluer — et pas qu’un peu

[ NB : ce billet a été initialement publié en 2019 et a anticipé un certain nombre de problèmes du Canard.]

Le Canard Enchaîné est une institution de la presse française. A plus d’un titre :

  • lancé le 10 septembre 1915, c’est un des plus vieux titres de presse français vivant [1]
  • il est très rentable (pour un organe de presse) et possède assez de réserves financières pour vivre pendant plus de cinq ans sans aucune recette.

Le risque

Le Canard a longtemps refusé de passer en ligne. C’était une position bien ancrée chez eux. Le comble de ce refus était qu’en fait, [le Canard enchaîné avait bien une appli, mais réservée aux clients hors UE et Suisse !

Du point de vue de certains veilleurs, s’il ne passait pas en numérique, le Canard Enchaîné allait mourir insensiblement, très lentement mais très sûrement en une dizaine d’années [2]. Pourquoi ? Parce que :

Le remède

Pourtant, le Canard pourrait parfaitement être rentable en ligne :

  • son prix est (très) bon marché : 60 euros TTC par an l’abonnement (Mediapart est à 132 euros). Il pourrait donc financer son passage en ligne soit avec ses réserves financières soit par une augmentation du prix de son abonnement
  • Mediapart, lancé en 2008 et qui a atteint son point mort dès 2011, en a fait la démonstration avec ses excellents résultats financiers 2017 : la spécialisation/les niches permettent aux pure players de s’en sortir [5]
  • à part la Lettre A et Mediapart, le Canard n’a plus d’autre concurrent sur le segment des "affaires". Marianne n’est plus vraiment un concurrent sur ce segment
  • et surtout, en novembre 2020 [6], il annonce son prochain passage en ligne — que nous préconisions ici dès 2019 — : « Bientôt, le Canard plongera vraiment dans le monde du numérique. » Il était temps !

Ben il est en ligne maintenant, où est le problème ?

Oui, depuis 2021, le Canard est achetable en ligne, sur abonnement ou au numéro sur https://www.lecanardenchaine.fr

Mais, mais, mais :

  • c’est du téléchargement global d’un PDF et rien d’autre, pas d’accès à l’article
  • le Canard n’est pas disponible sur les agrégateurs/bases de presse
  • le Canard n’incite pas les internautes à venir le voir : pas d’articles gratuits, pas de titres et chapeaux gratuits, pas de community management (interaction sur les réseaux sociaux). Par exemple, son compte Twiter publie à peu près deux fois par mois ...
  • tout cela renvoie en fait à un conflit générationnel et de propriété qui perdure.

Conflit générationnel : les vieux schnocks gardent la main ... et les doigts dans la confiture

Un article du Monde du 8 septembre 2022 pointe le manque criant de sang neuf à la tête de la rédaction du Canard et le conflit générationnel interne révélés par l’affaire Escarro [7].

L’Informé du 12 décembre 2023 donne d’autres informations : l’hebdomadaire satirique déjà sous le coup d’une plainte pour abus de biens sociaux déposée par l’un de ses journalistes, va être visé par une seconde pour faux. Et (continue) à traverser une mauvaise passe commerciale : « les abonnements papier ont continué à fondre. Ils sont passés de 83 400 à la fin décembre à 77 988 à la fin juin alors que les abonnements numériques seuls sont restés stables à 10 137 en août. ».

Notez le bien : les abonnements numériques n’ont pas reculé, eux ...

Un problème de compétences aussi

Les journalistes du Canard traînent un autre gros problème, celui d’un manque de culture juridique et technique dans quantité de domaines "à scandales" qui constituent leur fonds de commerce :

  • un manque de culture juridique et fiscale de niveau professionnel
  • idem en informatique et cybersécurité
  • idem en finance/bourse.

Les domaines maîtrisés par le Canard ? Marchés publics, BTP, politique, diplomatie, armées, littérature. Sorti de là, c’est simplifications abusives, manque de compréhension des mécanismes internes, voire dans certains cas faire tout un foin à propos de choses qui ne le méritent pas et taper à côté de la cible. Ces domaines sont ceux "traditionnels", ceux de la France d’il y a 40 ans. Il y a donc bel et bien à l’origine de cela un méga-problème générationnel déjà évoqué plus haut.

Emmanuel Barthe
veilleur presse

PS : attention, mettons-nous bien d’accord, je n’ai pas écrit que toute la presse pure player est par définition rentable. Loin de là : des initiatives originales (comme les défunts explicite.info et Owni) et de qualité ont de grandes difficultés [8]. La presse, quand elle n’exploite pas certains filons en nombre très limité — comme les affaires politico-économico-financières ou les "people" — a besoin d’investisseurs prêts à la soutenir contre vents et marées, qu’ils agissent par conviction, par intérêt ou par souci d’influence [9].

Notes

[1Le plus vieux est Le Figaro ou le Journal de Saône et Loire, au choix. La Croix, lui, date de 1883.

[2Voire une quinzaine d’années au mieux.

[3Les comptes du Canard enchaîné basculent dans le rouge, La Lettre A, 9 novembre 2020. Le Canard Enchaîné, 18 novembre 2020.

[4Source : les chiffres cités dans les articles Wikipedia sur eux.

[5Pas aux généralistes (Rue89 ...).

[6Voir références supra.

[8Electron Libre survit mais c’est une newsletter très spécialisée, de niche et avec un angle "geek" (les sujets : propriété intellectuelle, médias et informatique) et avec des frais de fonctionnement faibles (pas de grandes enquêtes, peu d’articles longs). Explicite.info s’est arrêté fin janvier 2019, et Les Jours font appel aux dons de leurs lecteurs. Cf Les pure players de l’information luttent pour leur survie, Challenges, 14 février 2019. On se souvient aussi des déboires du défunt Owni.

[9Les exemples de soutien appuyé d’investisseurs à des titres de presse abondent, anciens aussi bien que récents. Dernier en date : Bolloré renfloue son quotidien gratuit CNews de 34 millions d’euros, La Lettre A/PresseNews, 30 janvier 2019.