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La soutenance et la réforme du droit des obligations
Le droit comparé de la responsabilité civile éclairant le droit français

Hier samedi 27 mars, j’assistais, au Collège doctoral européen, sur le campus universitaire de Strasbourg, à la soutenance de la thèse d’Eve Matringe, chercheur, assistante de justice à la cour d’appel de Colmar et blogueuse sur Jus et natura nihil operantur frustra : La réforme de la responsabilité civile en droit suisse, modèle pour le droit francais (texte intégral, PDF).

(autorisation de soutenance)

Eve ayant soutenu avec succès, elle est donc docteur en droit privé de l’Université de Strasbourg [1]. Le jury de thèse était assez relevé, avec comme rapporteurs le professeur Filippo Ranieri, grand spécialiste allemand des droits nationaux des obligations en Europe [2], et Marie-France Steinlé-Feuerbach, professeur à l’Université de Haute-Alsace, directrice du CERDACC et comme présidente du jury le professeur Dominique D’Ambra. Les autres membres du jury étaient le professeur Franz Werro, spécialiste du droit de la responsabilité civile suisse [3] et le président de chambre Jean-Paul Eichler.

Derrière son aspect comparatiste, le sujet de sa thèse dissimule une réflexion d’ampleur sur le droit des obligations français, actuellement en pleine réforme, plus particulièrement la responsabilité civile et l’indemnisation du préjudice. Précisons que lorsqu’Eve Matringe s’inscrit en doctorat en 2001, la réforme du droit français des obligations n’a pas commencé, puisque le rapport Catala [4] ne sortira qu’en 2005. Ironiquement, le projet suisse de réforme, très avancé, sera abandonné face à la résistance des cantons qui y voyait un empiètement sur leur domaine, alors que le projet français semble en meilleure voie, surtout si on considère qu’en droit civil, le projet de réforme de la prescription est déjà allé jusqu’au bout.

Peu importe : la comparaison avec le droit suisse et son projet de réforme éclaire, révèle le droit français. C’est ainsi que lors de la soutenance, j’ai relevé quelques questions qui m’intéressent. Les voici, en vrac :

  • sur la forme, citer un arrêt de la Cour de cassation par son seul n° de pourvoi est il suffisant pour donner la position de la Cour de cassation sur un point précis ? De mon point de vue personnel, oui. D’autant que c’est une référence neutre et que les arrêts sont disponibles gratuitement et facilement sur Legifrance. De même, citer toute la doctrine (les commentaires dans les revues), quand on a lu le rapport du conseiller rapporteur, est ce bien nécessaire ? Si on considère que se fonder sur le texte même est crucial en droit pour ne pas faire d’erreur d’interprétation et que le travail du rapporteur donne tant une analyse fouillée qu’une idée très précise de la position de la Cour — comme l’expliquaient les professeurs Ghestin, Libchaber et Bénabent dans la célèbre polémique parue eu Recueil Dalloz [5] — et que la doctrine "classique" est rarement d’accord entre elle, ne peut on penser qu’exceptionnellement, on puisse se contenter de la doctrine "grise " qu’est le rapport du conseiller rapporteur ?
  • l’effectivité du droit
  • l’analyse économique du droit : qui dit indemnisation, dit discussion sur le coût pour la "société", ou plus précisément : qui paye au sein de la société ? Le jury faisait remarquer que le droit français était en Europe le plus généreux en matière d’indemnisation : sera ce supportable dans l’ambiance "low cost" actuelle ?
  • la présidente du jury faisait remarquer qu’il n’y a plus en France de juridictions "suprêmes" mais en réalité un réseau — si je suis bien le propos, ce réseau comprend le Conseil constitutionnel, la Cour de cassation, le Conseil d’Etat, la CJUE et la CEDH
  • Conseil constitutionnel : les sages de la rue Montpensier ne sont pas une vraie juridiction selon les critères classiques. Certes. Mais la récente biographie de Robert Badinter par Paul Cassia montre comment le poids d’un juriste professionnel brillant et de conviction peut être prépondérant au Conseil, et il ne faut pas oublier la présence, derrière les sages, d’une équipe de juristes (dont a fait partie Jeannette Bougrab, la nouvelle présidente de la HALDE) qui prépare les débats et d’un centre de documentation, tous deux de haut niveau
  • la base AGIRA est représentative de la répartition des solutions en RC : 5% de décisions de justice et 95% de transactions
  • indemnisation du préjudice : le bon accueil par, bizarrement, toutes les parties, de l’adoption de la nomenclature Dintilhac
  • c’est souvent dénoncé dans les revues juridiques : le juge français camoufle une bonne dose d’équité, théoriquement interdite, sous d’autres motivations. Mais il faut définir l’équité dont on parle ici : est ce le sentiment d’équité (= l’arbitraire du juge ...) ou bien des règles extra-juridiques (médicales par exemple) ?
  • le droit suisse est fortement influencé par le droit allemand. Certes, la doctrine suisse s’y réfère souvent. Mais, comme le professeur Ranieri le relevait, les décisions des juridictions judiciaires suprêmes suisses ne suivent pas forcément le droit germanique ...
  • le décret du 28 décembre 1998 [6] permet au juge français de ne pas rappeler dans sa décision les faits, voire même l’argumentation retenue par la décision précédente, en renvoyant aux conclusions des parties. Pourtant, les juges ne le suivent que peu. Et c’est heureux, tout le monde n’ayant pas toujours accès aux conclusions. Sans même parler de la difficulté de comprendre la motivation de la décision avec que des renvois ...
  • réformer un droit complexe pour le rendre plus compréhensible par le justiciable en augmentant le nombre d’articles des textes de loi [7] pour préciser les règles (en intégrant la jurisprudence), n’est ce pas une illusion ? Les systèmes de la responsabilité civile française et suisse ne fonctionnent il pas correctement, en dépit (voire à cause, je me demande) de leur complexité jurisprudentielle ? La jurisprudence ne va t’elle pas très vite revenir là où on a voulu l’enlever ? Le droit n’est il pas de facto une affaire de professionnels ? Eve Matringe estime quand même que les règles du Code civil français gagneraient à être — un peu mais pas trop — étoffées. Et le jury reconnaît, avec la Cour de cassation française, que certain article 1386 du Code civil mériterait d’être purement et simplement abrogé, tant 1384 al. 1 (responsabilité du fait des choses) avantage la victime du pot de fleur tombé de la fenêtre par rapport à celle d’une ... tuile tombée du toit.

Strasbourg est une ville universitaire très agréable, où l’on sent une ouverture d’esprit. La proximité de la frontière allemande et la présence de la CEDH et du Parlement européen doivent aider, il faut croire.

Emmanuel Barthe
juriste documentaliste qui s’intéresse beaucoup au FCIL (Foreign Comparative and International Law = droits étrangers, comparé et international).

Notes

[1Au 1er janvier 2009, toutes les universités de Strasbourg ont fusionné.

[2Son traité phare s’intitule Europäisches Obligationenrecht : ein Handbuch mit Texten und Materialien, 3e éd., Springer 2009, ISBN 978-3-211-89373-9. Le sommaire est disponible gratuitement au format PDF sur le site de l’éditeur. Voir aussi la critique de la 1ère édition de ce traité, parue en 1998, à la Revue internationale de droit comparé (RIDC) 2000, n° 3, p. 692.

[3La responsabilité civile, Stampfli, Berne, 2005.

[4Avant-projet de réforme du droit des obligations et de la prescription / Pierre Catala, La Documentation française, 2006, ISBN 2-11-006132-4

[5L’interprétation d’un arrêt de cassation / J. Ghestin, D. 2004 n° 31 Chron. p. 2239. Doctrine ou Dallas / Alain Bénabent, D. 2005 Point de vue p. 852. Voir notre article Les arrêts de la Cour de cassation : y faire référence, les analyser, les interpréter sans erreur.

[6L’article 11 du décret n° 98-1231 du 28 décembre 1998 modifiant le code de l’organisation judiciaire et le nouveau code de procédure civile a modifié l’article 455 NCPC : « Le jugement doit exposer succinctement les prétentions respectives des parties et leurs moyens. Cet exposé peut revêtir la forme d’un visa des conclusions des parties avec l’indication de leur date. Le jugement doit être motivé. »

[7La majeure partie de la RC française tient dans les cinq articles 1382 à 1386 du Code civil ...