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43% des articles juridiques américains ne sont cités nulle part

La documentation juridique forme un réseau analogue au Web
Les conséquences en matière de recherches en droit

Le droit : un réseau où certains nœuds prédominent outrageusement

En se basant sur les citations d’articles publiés dans les revues juridiques américaines et collectées par l’ouvrage Shepard’s [1], une étude [2] de Thomas Smith, professeur de droit à l’Université de San Diego aux Etats-Unis, aboutit aux conclusions suivantes : 0,5% des articles reçoivent 18% des citations, alors que 40% ne sont pas du tout cités ... [3]

Côté citations de jurisprudence américaine, la concentration est encore plus nette : une étude précédente [4] du même auteur révèle que sur plus de 4 millions de décisions fédérales et d’Etat, les 1000 décisions les plus citées, qui ne représentent que 0,25% des décisions, attirent environ 80% des citations !

Quelques remarques importantes : Il s’agit des citations collectées par Lexis Shepard’s Online, donc ces deux études portent sur le droit américain, i.e. un système de *common law*. Les deux études ont été réalisées par le professeur Smith, avec l’aide de l’éditeur LexisNexis, notamment pour l’écriture du programme informatique nécessaire et les interrogations de sa base de données Shepard. En fait, beaucoup de spécialistes se doutaient depuis longtemps des faits établis par T. Smith — ce qu’il reconnaît —, mais ses études apportent la preuve manquante.

Dans la même veine, la Washington & Lee Law School, par la personne de son remarquable bibliothécaire John Doyle [5], publie aussi l’étonnant Most-Cited Legal Periodicals U.S. and selected non-U.S. [6]. On constate ainsi qu’aux Etats-Unis, sur la période 1997-2004, les trois revues juridiques les plus citées sont, dans l’ordre, la Harvard Law Review avec 6520 citations, The Yale Law Journal (5552 citations) et la Columbia Law Review (4654 citations), alors que la moyenne semble s’établir à quelques centaines de citations tout au plus et que certaines revues n’en reçoivent aucune !

En France, on peut citer l’expérience de recensement bibliométrique menée par Stéphane Cottin au Conseil constitutionnel [7] qui recense, pour chaque article de doctrine portant sur une décisions du Conseil, l’ensemble des décisions qu’il cite d’une part, et l’ensemble des notes de doctrine qu’il cite d’autre part. Ce qui permet de produire des statistiques (nombre d’articles par auteur, par revue, par décision, et nombre de citation de décision, durée de vie d’un article, d’une jurisprudence) qui font apparaître des réseaux de liens comme les écoles de pensée. Autre compte-rendu d’une expérience française : cette analyse de citation porte sur les 139 communications des cinq premières conférences internationales sur la littérature grise (GL1-5) : Citation Analysis and Grey Literature : Stakeholders in the Grey Circuit / Joachim Schöpfel, Christiane Stock, Dominic J. Farace, Jerry Frantzen. Communication, GL6 : Sixth International Conference on Grey Literature (6ème colloque international sur la littérature grise), New York, 6-7 décembre 2004.

Autre conclusion intéressante tirée par Thomas Smith : celui-ci fait une analogie entre la répartion des citations, d’une part, et la distribution des liens au sein du Web, d’autre part [8]. De manière générale, il range le "réseau du droit" parmi la catégorie des réseaux dits "scale-free networks" [9], dont le Web fait partie, et dont les caractéristiques ont été établies par de nombreuses études scientifiques (il pourrait d’ailleurs aussi le ranger parmi les objets fractaux [10]). Ce qui lui permet d’avancer que :

  • si deux décisions (ou articles, dirais-je) citent une même autre décision (ou article), alors il y a très certainement un lien entre elles et il faut les rapprocher
  • les moteurs de recherche du Web les plus efficaces analysent les liens et profitent ainsi de leur valeur informationnelle ajoutée. Les outils de recherche juridique devraient en faire autant.

Les conséquences pour les recherches en droit et la documentation juridique

Autrement dit : ce genre d’études peut amener une amélioration des techniques de recherches en droit. A mon avis, on doit pouvoir étendre les conclusions du professeur Smith à la doctrine française, même si elles sont probablement moins accentuées dans un système de droit romain-germanique qui ne pratique pas la règle du précédent. T. Smith lui-même affirme dans son billet sur son étude sur les citations des articles de revues juridiques américaines : « Qu’en est-il des revues canadiennes et européennes ? mes données ne les incluent pas. Mais je suis plutôt certain que ça ne ferait aucune différence dans la distribution globale » [traduction par nos soins].

Il est en revanche peu vraisemblable, à notre avis, que les conclusions de T. Smith sur les citations entre jurisprudences américaines soient également applicables à la jurisprudence française (l’auteur d’aillleurs n’en dit rien). En effet, en matière de jurisprudence, les systèmes de droit romain-germanique divergent bien plus de ceux de "common law" qu’en matière de doctrine. D’une part, la jurisprudence française n’est pas créatrice de droit — du moins officiellement, car dans certaines matières en nombre limité comme le droit des obligations, des solutions aussi anciennes que l’arrêt Canal de Craponne [11] font encore autorité [12]. D’autre part, les juridictions, même si la Cour de cassation mentionne parfois dans les versions Legifrance des arrêts à comparer ou rapprocher, ne citent, par principe, aucune autre décision à titre de précédent dans leurs décisions [13]. Il est donc impossible de tisser un réseau tel que celui révélé par le Shepard’s. Et même si on mettait noir sur blanc toutes les jurisprudences auquelles une décision se réfère implicitement et qu’on dessinait le réseau en résultant, il est probable que celui-ci ne révélerait pas des noeuds aussi dominants qu’en matière de "case law", les soit disant "précédents" remontant beaucoup moins loins dans le temps et recevant, dès lors, beaucoup moins de "citations".

Les éditeurs juridiques français pourraient donc être amenés à lister, sous un article ou une décision, tous les articles la citant. Toutefois, Lexbase, puis Lamy, n’ont pas attendu les conclusions du professeur Smith :

  • Lexbase le premier, un an avant Lamy, affiche les articles de ses revues citant une décision, dès qu’on consulte celle-ci
  • sur la plateforme en ligne Lamyline Reflex, quand on trouve une décision de justice, le lien "Contexte" affiche tous les articles des revues Lamy qui la citent
  • et le Doctrinal de Transactive dans sa version Doctrinal Plus possède une fonction similaire avec son option Citation clé.

On peut aller plus loin dans les conclusions : d’une part, le constat de T. Smith renforce l’intérêt des bases de données de doctrine telles que le Doctrinal précité [14], Juris-Data (rubrique Doctrine de la plateforme LexisNexis-JurisClasseur) ou Lextenso. D’autre part, les études de Smith montrent que les auteurs en droit ne semblent s’intéresser qu’à une minorité infime des décisions et des articles. La recherche en texte intégral semble alors un luxe inutile. Ces deux constats pourraient sembler contradictoires. En fait, ils montrent la complémentarité des deux approches citation/autorité et base de données. En droit français, c’est souvent lorsque les jurisprudences et articles cités par un ouvrage ou un code ne satisfont pas le praticien, qu’on passe alors à la recherche en texte intégral, pour trouver des décisions inédites correspondant exactement à la question ou une opinion doctrinale moins connue. Les "case citators" américains permettent d’ailleurs aussi bien une recherche par mots (dite recherche en texte intégral) que par les liens de citation entre les décisions et/ou les articles.

Emmanuel Barthe

Notes

[1Shepard’s Citations est d’abord un "case citator", c’est-à-dire un ouvrage en version papier ou en ligne qui recense les décisions et articles citant une jurisprudence et indique le degré d’autorité de cette jurisprudence. Il est publié par LexisNexis (groupe Reed Elsevier). Un tutoriel sur Shepard’s Online donne une bonne idée de son fonctionnement. Son rival direct est Keycite, l’outil de Westlaw (groupe Thomson). Un tutoriel simple sur KeyCite. Pour des comparatifs des deux : Shepard’s and Keycite Compared / Cleveland-Marshall College of Law, Cleveland State University, révisé en février 2005, Comparison of Features of Shepard’s on LexisNexis and KeyCite on Westlaw / Diane Murley, SIU Law Library, mis à jour en juillet 2005, et Self-Paced Exercise III, Fall 2005 : Citators : Shepard’s & KeyCite / Chicago-Kent College of Law, Illinois Institute of Technology, un tutoriel comparé très détaillé sur les fonctionnalités. Même s’il n’atteint pas le même niveau, on peut aussi citer GlobalCite de LoisLaw (groupe Wolters Kluwer).

[2Billet de Thomas Smith sur le blog collectif The Right Coast, annonçant les résultats de son étude sur les articles de revues : A voice, crying in the wilderness, and then just crying, 13 juillet 2005.

[3Source initiale de mon information : un message sur la liste de discussion des bibiothécaires documentalistes juridiques américains LAW-LIB où Joe Hodnicki du Law Librarian Blog signalait sa brève Study finds that 0.898 percent of law review articles garner 96 percent of citations. Précisons toutefois que d’habitude, le Law Librarian Blog ne me passionne pas. Attention : les chiffres cités par cette brève ont été corrigés un peu à la baisse par Thomas Smith.

[4L’article de Thomas Smith sur les citations de jurisprudence dans Shepard est disponible gratuitement sur le SSRN : The Web of Law / Thomas A.C. Smith, San Diego Legal Studies Research Paper No. 06-11 Spring 2005 (PDF, 56 pages).

[5John Doyle est également connu comme l’auteur du fabuleux Current Law Journal Content, réalisé avec la coopération principale de la University of Texas Tarlton Law Library.

[6Information obtenue grâce à un message de Stéphane Cottin sur la liste droit-blogs.

[7La bibliométrie appliquée aux articles de doctrine juridique : un exemple autour des articles de doctrine sur les décisions du Conseil constitutionnel, initialement publié à la Revue de la recherche juridique - Droit prospectif 1997/3, p. 837. Expérience signalée par Arnaud Dumourier sur son blog Doc en vrac, le 23 août 2005.

[8T. Smith a volontairement titré son article The Web of Law. En anglais, le sens premier de web est : réseau, toile.

[9Un scale-free network est un réseau complexe où certains nœuds sont sur-connectés, agissant comme des échangeurs, alors que le degré de connectivité de la plupart des nœuds est très faible.

[10Si le "réseau du droit" est un réseau "scale-free", il est aussi, comme le Web, un objet fractal. Plus précisément, les objets fractaux sont intrinsèquement "scale-free", mais T. Smith ne mentionne pas cette parenté. Voir "How Long is the Coastline of the Law ? : Thoughts on the Fractal Nature of Legal Systems" / D.G. Post, M.B. Eisen, Journal of Legal Studies, 29, 545-584, note 12, page 11 (non cité par Smith alors que c’est exactement son sujet) : « Fractal objects are thus entirely internally scale-free ; there is no way to determine the scale of the object without reference to something external to the fractal itself, precisely because it looks exactly the same at all scales. Fractal objects therefore can have no "true" or "natural" scale, no degree of magnification that is "better" than any other for showing the shape and details of the object. »

[11Cass., 6 mars 1876, Canal de Craponne. Cet arrêt est fondé sur les articles 1134 (« Les conventions légalement formées tiennent lieu de loi à ceux qui les ont faites. Elles ne peuvent être révoquées que de leur consentement mutuel, ou pour les causes que la loi autorise. Elles doivent être exécutées de bonne foi » et 1135 du Code civil (« Les conventions obligent non seulement à ce qui y est exprimé, mais encore à toutes les suites que l’équité, l’usage ou la loi donnent à l’obligation d’après sa nature ». La Cour pose dans cet arrêt le principe de l’intangibilité du contrat malgré le changement des circonstances et leur imprévisibilité. Voir le commentaire disponible sur le site Playmendroit.

[12D’autres matières sont également concernées par cette exception de facto, comme le droit du travail, mais ces jurisprudences ne durent guère, car elles souvent rapidement validées ou contrées par la législation.

[13Toutefois, pour les arrêts de la Cour de cassation, le mémoire rédigé par le conseiller rapporteur comporte une partie listant tous les arrêts pertinents. Mais ce document n’est pas public.

[14Le Doctrinal existe en deux versions : le Doctrinal et le Doctrinal Plus enrichi de liens.