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La doctrine en droit financier

Ce billet emprunte ou réagit aux actes du colloque organisé par le Master 2 professionnel Droit bancaire et financier de Paris II Panthéon-Assas : Le rôle de la doctrine en droit financier, 13 mai 2019 [1] [2].

Peu d’auteurs français en droit financier et pas de communauté doctrinale au niveau européen

Selon les communications données au colloque : Le droit financier est souvent très réglementaire, ce qui peut décourager la réflexion, et les auteurs actifs dans plusieurs domaines du droit financier, comme la gestion collective, se comptent sur les doigts d’une main. De plus, depuis 20 ans, le droit financier est devenu très européen. Or il n’existe pas une doctrine européenne en la matière, comme on peut le voir en revanche en droit européen de la concurrence. De plus, la masse des directives et règlements européens et la rapidité de leur évolution nuisent à la construction d’une doctrine capable de faire autre chose qu’analyser et expliciter ces mêmes textes.

Mon constat : Côté bibliographie, je confirme : on a du mal à trouver des traités spécialisés et récents rédigés en français, par exemple sur MIF ou MIFiD. La doctrine de droit financier européen pur rédigée en anglais, est plus riche (traités chez Oxford University Press ...) que celle française.

Olivier Boulon, adjoint au directeur des affaires juridiques de l’AMF, estime que l’absence d’une communauté doctrinale au niveau européen en droit financier, contrairement à ce qui se passe en droit de la concurrence, limite l’influence de la doctrine sur le législateur et les régulateurs européens.

Hervé Synvet : Hétérogénéité au regard des grandes catégories du droit français. Le droit financier est un mélange de droit répressif (par exemple, les abus de marché), de droit administratif (par ex., les visas AMF), de droit des sociétés (par ex., les opérations de marché de capitaux) et de droit civil (avec ses composantes contrats et responsabilités). Cela ne peut pas demeurer sans incidence sur l’approche doctrinale de la matière : il faut accepter de se dépouiller de sa « culture d’origine » pour appréhender dans leur diversité (mais également dans leurs liens profonds) les multiples facettes de la matière.

La doctrine en droit financier manque, assez souvent, du repère/point d’appui commode que constituent les décisions judiciaires ; par exemple, on ne porte quasiment jamais au contentieux les opérations de marchés de capitaux.

Un droit réaliste

Les auteurs soutiennent que la doctrine en droit financier est — et doit être — réaliste. Pour Olivier Boulon, « la doctrine en droit financier est une doctrine de la pratique. Directement aux prises avec les réalités, elle a pour objet d’étude un droit instrumental et réaliste, qui laisse peu de place à la conceptualisation » [3] :

  • si la doctrine veut faire entendre sa voix, il faut qu’elle soit capable de dialoguer avec l’AMF. Et selon O. Boulon, elle le fait bel et bien, notamment par les six avocats et deux professeurs de droit [4] présents dans les commissions consultatives de l’AMF, sans parler des groupes de travail ad hoc, certaisn ayant donné lieu à des rapports célèbres et qui ne sont pas restés sans suite. Pour O. Boulon, « l’AMF est plus ouverte aux échanges avec la doctrine que le sont les juridictions »
  • si Olivier Douvreleur, président de la chambre de la régulation à la cour d’appel de Paris, confirme les dires des autres intervenant au colloque sur l’absence d’influence directe de la doctrine sur les juges, il signale toutefois une exception notable : « dans le cadre du pourvoi en cassation, les conclusions des avocats généraux et les rapports des conseillers [...] citent abondamment des opinions doctrinales, pour expliciter la norme ou l’interpréter »
  • la doctrine de droit financier ne doit pas rester dans sa « tour d’ivoire » (H. Synvet ; T. Bonneau est sur la même longueur d’onde). Remarque : c’est très faisable puisque beaucoup sont consultants (cf les affaires Veolia Suez et Scor Covéa)
  • limites à la liberté dans l’expression de la pensée qui sont inhérentes à certaines situations : le poids des intérêts du client, la protection du savoir-faire, dans le cas des avocats ; le contrôle hiérarchique, dans celui des collaborateurs de l’AMF.

Hervé Synvet sur l’objectivité et l’indépendance de la doctrine de droit financier : « Le professeur de droit financier appartient à un milieu assez étroit, essentiellement parisien. L’avantage est un dialogue facile, où chacun se connaît. Le risque est celui de la consanguinité. Par ailleurs, le professeur de droit financier est peu porté aux grandes cathédrales intellectuelles. C’est généralement un pragmatique. Il sait conjuguer les techniques issues de diverses disciplines, ce qui n’est pas si fréquent. Si on cherche à le situer par rapport aux principaux acteurs du marché, il n’est pas insensible aux besoins de l’industrie financière. »

Ces auteurs reconnaissent qu’ils sont peu nombreux et pas assez "européanisés". France Dummond parle même de risque de perte d’autorité.

Question, aussi, de l’absence de transparence des consultations ...

La doctrine en droit financier : quoi ?

Dans son intervention au colloque, l’avocat Didier Martin en profite pour clarifier la définition de la doctrine en général : « Tout écrit juridique n’est pas "de la doctrine". La doctrine se caractérise par la valeur ajoutée que l’auteur insuffle dans son analyse : un article qui se contenterait d’être un simple relais destiné à donner de la publicité à une décision judiciaire, sans toutefois en analyser le sens ou la portée, ne serait pas un article de doctrine. » Exit donc les brèves d’actualité paraphrasant ou résumant une décision ou un texte officiel tout juste sorti.

Personnellement, j’ajouterai qu’une partie des ouvrages à mise à jour, tels l’essentiel des Lamy et des Mémentos Francis Lefebvre, ne rentrent pas dans la catégorie doctrine. Pour les Répertoires Dalloz et les JurisClasseurs de LexisNexis, ça peut se débattre, la meilleure preuve en étant que certains fascicules de JCl ou de l’Encyclopédie Dalloz sont cités en notes de bas de page avec le nom de leur auteur, au même titre que des traités ou des articles de revues.

La doctrine en droit financier : qui ?

Typologie des auteurs : là aussi, selon D. Martin, classique et applicable à toute la doctrine : universitaires et praticiens (surtout des avocats mais aussi des magistrats) mais aussi groupes d’intérêts comme le Medef ou le Comité juridique de l’ANSA.

Si nous tentons de lister les auteurs français *établis* en droit financier, voici ce que cela pourrait donner :

  • les auteurs publiant régulièrement dans les revues ou dans un traité : Alain Couret, Thierry Bonneau, France Drummond, Alain Pietrancosta, Hervé Synvet, Didier Martin, Alain Gourio, Dominique Legeais, Nicolas Mathey, Jean-Marc Moulin, Stéphane Piédelièvre, Isabelle Riasetto, Michel Storck, Hubert de Vauplane, Hervé Le Nabasque, Adrien Tehrani, Hervé Causse, Jérôme Lasserre Capdeville, Arnaud Reygrobellet, Myriam Roussille
  • la génération montante (leurs noms ne figurent qu’une seule fois comme auteur d’un traité de droit financier. I.e. celui-ci n’a pas (encore) donné lieu à une 2e édition) : Thierry Samin, Stéphane Torck, Caroline Houin-Bressand, Pauline Pailler, Anne-Claire Rouaud
  • ils "toquent à la porte" (ils ont publié une thèse et des articles, mais pas encore de traité) : Johan Prorok, Nicolas Ida, Pauline Joly ...

Emmanuel Barthe
documentaliste juridique

Notes

[1Actes publiés à la Revue de droit bancaire et financier (RDBF) n° 1, 2020, janvier 2020 :

  • Le rôle de la doctrine en droit financier, introduction par Hervé Synvet, professeur, Paris II
  • La doctrine dans sa mission de recherche, par Thierry Bonneau, professeur (Paris II)
  • La doctrine formatrice, par Alain Couret, professeur émérite, Paris I
  • La doctrine au coeur de la mêlée, par France Drummond, professeure, Paris II, membre de la Commission des sanctions de l’AMF 2011-2016
  • Le point de vue de l’avocat, par Didier Martin, cabinet Bredin Prat
  • Le point de vue du régulateur, par Olivier Boulon, Autorité des marché financiers
  • Le point de vue du juge, par Olivier Douvreleur, président de chambre à la Cour d’appel de Paris.

[2Sur l’interaction entre doctrine et jurisprudence, voir notre billet : La doctrine et la jurisprudence.

[3Un exemple de ce réalisme donné par Didier Martin : les swaps. Un swap est contrat établi entre deux parties afin d’échanger un flux financier contre un autre flux, selon un échéancier fixé à l’avance ; c’est un produit financier dit dérivé. Les praticiens anglo-saxons ont construit les swaps comme « des relations contractuelles dénuées de tout lien avec les ordres juridiques nationaux » et « une panoplie d’exemptions et d’exceptions au droit commun ».

[4Les professeurs Bonneau et Pietrancosta.