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Ressources en ligne : les bibliothèques ne sont plus propriétaires des collections. Quid de la conservation ?

Débat papier contre numérique : quelques apports récents
Chercher en ligne n’est pas lire, le moteur cherche en partie à votre place

[NB : à titre de complément, voir ausi notre billet de 2007 : Papier contre numérique ou papier avec numérique ? ]

Dans le cadre du débat papier contre numérique, notre collègue Carole, par un message sur la liste Juriconnexion, attire notre attention sur un article qui concerne notre métier et nos choix paru dans le n° 3 de la Revue de droit d’Assas :
Bibliothèques numérique v. Bibliothèque papier : débat entre Emmanuelle Filiberti (directrice générale de Lextenso Editions), Pierre-Yves Gautier (professeur à l’Université Panthéon-Assas), Denis Mazeaud (directeur scientifique de la Revue de droit d’Assas, professeur à l’Université Panthéon-Assas) et Pierre Seydoux (rédacteur en chef du Recueil Dalloz) [1].

Présentation :

A l’heure où les considérations économiques et écologiques semblent dessiner une nouvelle politique de publication, la suprématie traditionnelle du support papier semble remise en question. Se trouve-t-on à ce jour aux portes de l’ère du "tout numérique" en matière de documentation juridique ? Le seuil est-il en voie d’être franchi ? Quatre spécialistes ont accepté d’intervenir sur l’épineuse question de la concurrence ou de la complémentarité des visages physiques et numérique de la bibliothèque contemporaine. Ce débat vif et animé s’est tenu le 18 novembre dernier à la table d’un café parisien.

François-Xavier, pour sa part, souligne une analyse qu’il trouve fort intéressante dans cet article de la part d’un des professeurs de Paris 2, à ressortir, dit-il, à nos amis éditeurs pro-numériques et aux étudiants futurs stagiaires [2] :

« [Avec les] bases de données, on sort alors du livre numérique pour entrer plus spécifiquement dans l’information juridique. Il y a là une évolution considérable, très différente de la bibliothèque physique. Alors que celui qui effectue une recherche grâce à cet outil numérique pense qu’il en a la maîtrise à travers des mots-clès qu’il insère, il se trouve en réalité entièrement tributaire, pour le résultat de sa recherche, du moteur et des données qui y sont été intégrées [3].

Cela entraîne une dépendance et une certaine limitation de l’investigation intellectuelle et matérielle qui me semble préoccupante, Dans les deux cas, la déperdition d’efficacité du fait de la prépondérance de l’écran sur l’oeil et le cerveau, qui l’entraîne, est aussi notable, Certaines études menées montrent également que la concentration est moins forte devant un écran. Il n’est pas sûr du tout que ce soit une question de génération née avant/aprés l’lnternet ("native v. immigrants").

Dès lors, si la bibliothèque numérique composée, d’une part, de livres structurés de manière identique aux ouvrages papier et, d’autre part, de bases de données, me semble, d’un point de vue technologique, propre à susciter un émerveillement complet et sans réserve, elle présente en revanche très probablement de graves insuffisances du point de vue intellectuel, scientifique et de recherche pratique [4]. »

On peut regretter qu’à ce débat, aucun bibliothécaire documentaliste, aucun étudiant en droit ni aucun avocat, magistrat, huissier ou notaire n’a été convié, même si le professeur Gautier a pu avoir des propos relativement appropriés au nom des avocats. Si un bibliothécaire documentaliste avait été présent, il aurait notamment parlé encombrement, mètres linéaires, coût du mètre carré, envol incontrôlé des prix des abonnements [5], toutes notions pertinentes pour ce débat et pourtant non abordées [6]. Si un avocat ou magistrat avait été présent, il aurait mieux défendu la jurisprudence brute de décoffrage (et Legifrance), plus importante à ses yeux que la doctrine. Car, comme le note le professeur Molfessis dans un article publié au même numéro de la RDA [7], les magistrats, surtout ces dix dernières années, semblent tenir peu compte de la doctrine — mais peut-être est ce du fait de la baisse de sa qualité [8] [9].

A signaler aussi, ce mémoire ENSSIB de janvier 2011 :

Quelle(s) place(s) pour les documents imprimés dans les futures bibliothèques ? : Mises en perspective suite à l’essor des ressources électroniques (PDF) / Cécile Poirot [10]

Je ne résiste pas au malin plaisir de citer le passage suivant [2] :

« L’imprimé est relativement pérenne. A l’inverse, on ignore encore la durée exacte de conservation des documents numériques. L’archivage électronique, au niveau local et au niveau national, est largement insuffisant. Alors que les documents imprimés ont une durée de conservation très longue (cas mis à part pour les papiers acides), les documents sur support numérique peuvent avoir une durée de vie de cinq ans environ. Si la capacité des supports d’information numérique est de plus en plus grande, ces supports restent fragiles, malgré de nouveaux projets qui pourraient leur assurer une durée de vie satisfaisante.

La "stratégie active", qui demande un suivi constant des données pour assurer à celles-ci une migration régulière sur de nouveaux supports, semble être le plus sûr moyen de préserver à long terme ces données. Mais c’est également le plus coûteux en énergie et en moyens humains et financiers. C’est ce qu’utilisent les grands acteurs institutionnels comme la BnF ou l’Ina : la BnF a lancé au printemps 2009 le projet SPAR (Système de Préservation et d’Archivage Réparti), magasin numérique permettant la numérisation de conservation des imprimés, manuscrits et images fixes ; elle veut ouvrir ce système à d’autres institutions et établissements.

En ce qui concerne plus spécifiquement les abonnements des bibliothèques aux ressources électroniques, l’archivage de ceux-ci dépend fortement des éditeurs :

  • Dans le cas où un éditeur cesse son activité, le titre ne sera plus accessible.
  • Un éditeur peut arrêter la publication d’un titre, qui ne serait plus repris par un autre éditeur.
  • Un titre peut changer d’éditeur, et les anciens numéros ne sont plus disponibles.
  • L’éditeur peut avoir une panne grave de sa plateforme de diffusion.
  • Si la bibliothèque se désabonne d’un titre, elle ne pourra peut-être [11] plus avoir accès aux anciens numéros auxquels elle était abonnée, si telle est la politique de l’éditeur.

Ainsi, la bibliothèque peut se trouver assez facilement privée des archives électroniques.
Au contraire, on peut conserver les anciens numéros de périodiques en version imprimée. Ceci pose la question de la propriété des données pour les bibliothèques : elles ne sont désormais plus propriétaires des abonnements quand il s’agit des ressources en ligne. Elles ne peuvent qu’en garantir l’accès tant qu’elles sont abonnées à ces ressources. »

Pour celles et ceux qui voudraient aller plus loin, la bibliographie/webographie de ce mémoire est *remarquable*. 85% des ressources citées sont en ligne gratuitement : une bonne illustration de vers où l’on va [12] ...

Pour moi, la question est de moins en moins "papier contre numérique" (elle le fut beaucoup plus [13]) mais :
 pratique et confortable à lire contre peu lisible/peu pratique
 facile à accéder (codes papier, mémentos, petite bibliothèque spécialisée localisée près de son "practice group") contre inaccessible en pratique (archives à la cave fermée à clé, cédéroms d’archive devenus illisibles sous Windows 7 ...)
 et conservable après résiliation contre investi à fonds perdu dans du périssable.

La question des archives numériques va se poser de plus en plus brutalement, parce que la hausse des prix des ressources numériques oblige déjà à des choix, donc à des résiliations. Beaucoup de professionnels du droit l’ont déjà appris à leurs dépens.

Mais les bibliothécaires documentalistes, acheteurs formés pour à la fois gérer un budget et tenter d’éviter les pertes sèches de collections, sont bien plus sensibles à ce problème.

Conclusion : il va bien falloir que les bibliothèques redeviennent des lieux de stockage de documents "en dur", et que les centres de documentation se garantissent, même après résiliation, un accès aux 40 dernières années des collections électroniques qu’ils paient — et qu’ils paient beaucoup plus cher que le papier [14] ! A ce titre, la fourniture par Wolters Kluwer et Francis Lefebvre de cédéroms et DVD d’archive [15] est précieuse et doit être soulignée.

Le métier d’intermédiation, de conseil en recherche, de veilleur, tout ça est effectivement devenu une part très importante de notre "job". Mais pour autant, il faut aussi que nous restions des conservateurs. C’est aussi pour ça qu’on nous paye, entre autres. Et que nos structures payent les éditeurs.

Emmanuel Barthe
bibliothécaire documentaliste juridique

Notes

[1RDA, février 2011, pp. 13-19. Propos recueillis par Aurore Boucher et Estelle Fragu.

[2Le gras et les notes sont de nous.

[3On ne saurait mieux dire en aussi peu de mots. Tentons toutefois d’expliciter avec un vocabulaire de juriste documentaliste : le en ligne, la base de données supprime assez largement le hasard, la lecture de parcours et la vue d’ensemble. On voit souvent imprimer quelques paragraphes isolés d’un ouvrage à mise à jour, sans qu’il ait toujours été vérifié qu’ailleurs dans ce même ouvrage, la contradiction ne serait pas portée (ou "portable") à l’analyse ou l’opinion émise dans ces paragraphes.

[4L’avocat Ariel Dahan, dans un message sur la liste Juriconnexion à propos de la formation des étudiants en droit, le disait dans des termes proches : « Mon expérience, qui ne vaut certainement que pour moi, me porte à penser que la recherche papier est infiniment plus riche que la recherche en ligne, en ce qui concerne la recherche en droit. [...]
Je m’interroge sur la formation d’étudiants qui ne seraient formés qu’à la compulsion de bases de données. Leur habitude de travail serait faussée, ab-initio, en raison de ce que la base de données ne donne que des informations pertinentes ou supposées l’être. Mais elle ne laisse pas l’étudiant parcourir l’ouvrage à la recherche ne serait-ce que de la bonne page ! Elle l’aiguille sur un résultat donné, qui a tendance à devenir "le" résultat universel. »

[6Un documentaliste aurait également évité à cette assemblée de limiter l’expression "base de données" à la jurisprudence brute en ligne. En effet, aujourd’hui, même les JurisClasseurs et l’Encyclopédie Dalloz sont disponibles sous forme de bases de données. Les étudiants et les stagiaires ne s’y trompent pourtant pas, eux.

[7Remarques sur la doctrine
en droit des contrats / Nicolas Molfessis, RDA n° 3 février 2011 p. 51.

[9Il n’empêche que les magistrats, ayant peu de ressources éditoriales sous la main (à part ceux de la Cour de cassation et du Conseil d’Etat), se basent souvent essentiellement sur la documentation fournie par les avocats. Et dès lors, en partie sur de la doctrine. CQFD !

[10Mémoire de fin d’étude du diplôme de conservateur, promotion DCB19, portant sur la place à accorder aux documents imprimés dans les bibliothèques suite à l’essor des ressources électroniques des années 90.
Résumé : L’essor des ressources électroniques depuis les années 90 incite les professionnels des bibliothèques à s’interroger sur la place à accorder aux documents imprimés dans leurs établissements. Cette étude s’est attachée à analyser la question dans les bibliothèques de lecture publique aussi bien que dans les bibliothèques des établissements de recherche et d’enseignement supérieur. Dans cette perspective, une enquête auprès des publics de différentes bibliothèques, bibliothèques municipales et bibliothèques universitaires, a permis d’analyser l’évolution des usages et des représentations des documents imprimés dans ces établissements. Plusieurs paramètres influent sur la place à accorder aux documents imprimés dans les futures bibliothèques : les différents types d’établissements, les publics desservis, les différentes typologies de documents, l’offre éditoriale. Cette analyse cherche à proposer un modèle permettant de poser des choix sur la place à accorder à l’imprimé dans les futures bibliothèques, en fonction du contexte propre à chacune.

[11En juridique, le "peut-être" est à remplacer par un "généralement" ...

[14De l’ordre de trois à quatre fois plus cher ...

[15Cédérom d’archive annuelle des revues Lamy et ouvrages à mise à jour Lamy. Francis Lefebvre : cédérom d’archive annuelle des revues et DVD annuel de Navis.