Appuyez sur Entrée pour voir vos résultats ou Echap pour annuler.

Blogs : le futur des revues juridiques ?

Blogs/revues juridiques : opposition ou inspiration ?

[mise à jour au 14 mai 2017 :

  • la situation qui était celle à la date de rédaction de cet article a beaucoup évolué : les blogs juridiques tenus par des enseignants ont nettement régressé mais ceux des avocats se sont développés, les blogs d’éditeurs n’ont pas confirmé leur développement initial, et beaucoup de juristes se concentrent sur Twitter. Me Eolas lui-même tweete désormais beaucoup plus qu’il ne blogue et ne publie guère plus d’un billet tous les deux mois. Pour plus de détails, lisez notre article Blogs juridiques 2015 : l’état du paysage
  • pour le reste, les différences relevées ici entre blogs et revues restent parfaitement exactes]

Sur les avantages comparés des blogs et des revues juridiques, A. Ciaudo, Grom et le Professeur Houtcieff semblaient avoir tout dit [1], après l’édito piquant de Félix Rome au Dalloz du 8 février 2007.

Mais il reste à dire, et la demi-journée organisée par le professeur Guglielmi vendredi 5 décembre 2008 me fournit l’occasion de vider mon sac :-) (Cet article sera mis à jour progressivement avec les idées émises lors de cette matinée.)

Définitions et oppositions

Définissons tout d’abord, en bon juriste :-) :

  • revue : selon la version en ligne du Trésor de la langue française (TLF), une revue est une « publication périodique, le plus souvent mensuelle ou trimestrielle, brochée, qui présente généralement un bilan de la période écoulée dans un domaine particulier »
  • blog : là, pas (pas encore) d’entrée au TLF, mais le Grand Dictionnaire Terminologique (GDT) de l’Office québécois de la langue française dit : « site web personnel tenu par un ou plusieurs personnes qui s’expriment librement et selon une certaine périodicité, sous la forme de billets ou d’articles, informatifs ou intimistes, datés, à la manière d’un journal de bord, signés et classés par ordre antéchronologique, parfois enrichis d’hyperliens, d’images ou de sons, et pouvant faire l’objet de commentaires laissés par les lecteurs »
  • juridique : « qui est relatif au droit, à la loi » (TLF). Là, ça se corse. Parce que si les revues juridiques sont à peu près circonscrites, il existe pas mal de revues professionnels ou de journaux économiques à rubriques juridiques, et plus encore de blogs partiellement juridiques ou encore de blogs d’entrepreneurs Web 2.0 qui débattenten citoyens plus qu’en juristes, évidemmentsur la responsabilité des hébergeurs.

J’ajouterais que la revue est réalisée le plus souvent par une équipe éditoriale et rédactionnelle et une pluralité d’auteurs. Alors que le blog à plusieurs auteurs, le blog collectif (comme le blog Droit administratif l’est depuis le départ ou celui d’Eolas l’est devenu, comme aussi celui de la CCIP) est rare.

 On isole ainsi une première différence entre blog et revue : un blog est le plus souvent l’oeuvre d’un seul, sinon de quelques personnes, une revue est l’oeuvre d’une nombreuse équipe. Toutefois, on constate que les blogs qui passent le cap des trois premières années sont très souvent devenus collectifs — comme le blog Droit administratif. Sont ce encore des blogs, dès lors ? Mais il ne sont pas devenus pour autant des revues. Plus blogs que revues tout de même, ils semblent au milieu du gué et dialoguent souvent beaucoup avec les journaux (Le Journal d’un avocat) ou les revues (blog Droit administratif).

 « Journal intime » contre « bilan de la période écoulée » : le blog juridique expose, non pas des états d’âmes, mais bien des opinions marquées et va très souvent jusqu’au débat politique [2] et de société [3]. C’est là une caractéristique essentielle du blog juridique. Bien plus que de chercher à contrer des arguments juridiques par d’autres, plus que d’opposer un célèbre auteur à un autre et une jurisprudence d’une cour suprême à un arrêt de cour d’appel, la moitié à peu près des blogs juridiques — et surtout les plus lus [4] — sort de ce type de débats pour parler en fait de valeurs.

 On note aussi dans la définition de la revue, ce côté encyclopédique, cette tentative de l’exhaustivité et du détail dans le domaine traité (c’est d’ailleurs un peu le sens de l’expression "passer en revue"). Là encore, différence : le blogueur ne cherche pratiquement jamais à tout traiter, il n’en ni les moyens ni le temps ni l’envie, il choisit ses sujets de prédilection.

La revue se cantonne à « un domaine particulier », dit le TLF. Le blog, de facto, aussi, mais — on vient de le voir — souvent plus restreint. Et le blog juridique plus encore. Je pense à deux blogs célèbres de droit communautaire : le EU Law Blog anonyme (collectif, a priori) et The Antitrust Hotch Potch, celui des professeurs Géradin et Petit, par exemple. Le blog Droit administratif, cela dit, fait encore exception.

 C’est aussi leur public qui les différencie. Tout internaute, autant dire presque quiconque, peut tomber sur un blog juridique ou s’abonner à son fil RSS. On ne peut pas en dire autant des revues, sauf les rares revues juridiques en libre accès sur Internet [5].

 La revue est un « périodique ». Ce qui sous-entend le plus souvent une parution régulière, la fameuse "périodicité" (hebdomadaire, mensuelle, ...) dans les catalogues de bibliothèque. Le blogueur, lui, blogue quand il peut ou quand il veut, mais ne sent que moyennement tenu à une régularité. Certes, les grands blogueurs, y compris juridiques, comme Eolas, sortent pas loin d’un billet par jour et les blogueurs professionnels (je n’en connais pas dans le secteur juridique français), plusieurs. Mais même dans ces cas, la contrainte est moins forte, la périodicité moins régulière.

 Le blog est un « site web ». Donc en ligne. La revue est « brochée ». Donc imprimée sur du papier, même si elle peut aussi être disponible en ligne — sur accès payant dans 90% des cas en France [6]. Sauf le cas rarissime de certains blogs BD ou proches des journaux intimes et dotés de qualités littéraires, les blogs ne paraissent jamais sur papier. Au mieux, on les imprime pour les lire dans le métro. Mais ils paraissent d’abord en ligne et se lisent d’abord et avant tout sur un écran.

 La revue, enfin et surtout, est une « publication ».

Elle appartient au monde plus ou moins fermé de l’édition. Elle s’inscrit dans un secteur [7] qui brasse — pour l’instant du moins — beaucoup plus d’argent que les blogs. Et c’est particulièrement vrai de l’édition juridique [8], passée largement sous le contrôle de grands groupes internationaux d’édition scientifique et technique (dite "IST"). On n’est pas loin de l’oligopole à trois dans de nombreux pays occidentaux (LexisNexis, Wolters Kluwer, Thomson Reuters).

Pas vraiment ça chez les blogs juridiques : même si dans les classements, certains écrasent la concurrence, ils ne la suppriment pas. Mieux, ils accueillent les voix critiques et discordantes tant qu’elles argumentent un tant soit peu et qu’elles ne "trollent" pas [9].

Une « publication », cela signifie aussi une sélection par le directeur de la revue ou un comité éditorial ou de lecture — même si l’on peut s’interroger sur les critères employés par les revues juridiques des éditeurs pour opérer cette sélection. Sur son blog, chacun publie plus ou moins ce qu’il veut. Le blog est un espace de liberté, c’est un de ses critères essentiels.

Réflexion côté revues contre réactivité côté blogs ? Ou réflexion et réactivité des deux côtés ?

Venons en maintenant aux réflexions que j’évoquais en introduction sur la revue pleine de recul et de réflexion et le blog axé sur la réactivité, ces deux là ne se concurrençant pas vraiment. Comme c’est touchant. Et diplomate.

Eh bien, pas concurrents, ce n’est pas si évident que ça. Surtout si on part du présent pour se projeter dans un futur proche.

 Primo, déjà cinq éditeurs juridiques français ont activé des blogs ou des quasi-blogs :

Aux Etats-Unis, Law Professors Blogs est parainné par de grands éditeurs juridiques. En dehors du juridique, là aussi, le phénomène de création de blogs par les éditeurs est semble t’il en marche : le blog-territorial en liste quelques exemples :

« De nombreuses maisons d’éditions récentes (à l’instar des éditions Léo Scheer ou des éditions Héloïse d’Ormesson), profitent du blog non seulement comme vitrine, mais aussi comme support d’expression. [...] Parfois aussi, le blog est utilisé à des fins strictement marketing (le blog du tome 7 de Harry Potter). »

 Deuxio, comme le montre l’exemple des ActuEL, les éditeurs juridiques français réfléchissent à emprunter aux blogs leurs communautés. LexisNexis France, dans sa dernière enquête, posait même à ses clients la question de savoir s’ils seraient prêt à utiliser une plateforme en ligne financée en partie par la publicité.

 Tertio, des billets amènent des infos exclusives (Eolas et l’assistante sociale) et sont ensuite repris et cités dans des articles de presse généraliste voire des revues juridiques (AJDA, Recueil Dalloz). Juste retour des choses, puisque les blogueurs, juristes ou pas, dissèquent les procès, les réformes législatives, en citant abondamment la presse.

 Quarto, les auteurs rêvent d’être cités (bon pour leur carrière). Qu’est ce qui justifie aujourd’hui que les thèses mises en ligne ou les articles reproduits sur le Net ne rapportent pas du "citation impact" ? Pourquoi ne pas compter aussi les citations en ligne (GetCited) ? [12]

 Cinq, au fur et à mesure que les professionnels du droit investissent les blogs (cf l’explosion de blogs d’avocats sur la plateforme du CNB [13]), le niveau monte. Les billets restent courts, certes, mais ils sont de plus en plus rigoureux [14].

Alexandre Ciaudo, dans son billet de réponse à Félix Rome, écrivait : « Les blogs pourraient-ils en devenir un nouveau support ? Cela semble bien parti. » Je pense en effet que les meilleurs blogs juridiques [15] font déjà partie de la doctrine. J’irais plus loin : les meilleures newsletters juridiques sont des des quasi-blogs. Seules la liberté des sujets et le ton très personnel leur manquent pour qu’on puisse les qualifier de blogs "classiques".

Notes

[2Exemple avec Le point sur les mesures de sûreté, un long billet de Martine Herzog-Evans, professeur à l’Université de Reims, sur le blog Dalloz. Elle va clairement chercher des noises à la Garde des Sceaux et la politique pénale de la majorité.

[3Par exemple, sur le blog Actualités du droit de Gilles Devers, avocat : Foulard à l’école : la messe n’est pas dite, 4 décembre 2008. Ou encore : Quand l’amour tue le droit, 2 décembre 2008.

[4Eolas (Journal d’un avocat), groM (Bloghorrée), qui se sous-titre lui-même "Extrêmiste de la laïcité de puis 1976", le magistrat de Combat pour les droits de l’homme, qui sous-titre son blog "Points de vue engagés sur l’actualité des droits de l’homme" ... Oui, je sais, le classement de Wkio est sur inscription seulement et contestable. Mais bon, il est le seul pour l’instant.

[6Juriscom n’est plus LA rarissime exception.

[8Voir la rubrique L’édition juridique de ce blog.

[9Cf le célèbre Troll Detector d’Eolas.

[12Sur ce sujet, lire notamment notre article L’irrésistible mode des classements et les revues juridiques.

[14Cf le débat sur la virginité cause de nullité du mariage sur le blog de Me Teboul.