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E-Justice — Nouveau système informatique des juridictions pénales CASSIOPEE : dérapage des coûts, retards et erreurs

Le nouveau système informatique CASSIOPEE est conçu pour la saisie, l’enregistrement et le traitement des dossiers de la Justice pénale. Il semble avoir été mis en service précipitamment, demander un temps de saisie énorme et ne pas répondre aux besoins si on en juge tant par un article des Echos, un avis de sénateurs et une lettre ouverte de syndicats de magistrats — ce qui fait beaucoup.

Lettre ouverte au garde des Sceaux relative à la nouvelle chaîne pénale CASSIOPEE : Courrier commun du Syndicat de la magistrature, de la CGT, de la CFDT-Interco et de l’UNSA-Justice, 3 décembre 2009 (à propos de la mise en oeuvre de Cassiopee au tribunal de grande instance de Bordeaux)

Extraits :

« A la demande des organisations syndicales, l’observatoire du déploiement de Cassiopée s’est déplacé, le lundi 30 novembre 2009 à Bordeaux, pour faire un bilan de l’implantation de cette nouvelle chaîne pénale sur le site du tribunal de grande instance.

Cette visite nous permet aujourd’hui d’affirmer que les expérimentations ne pourront pas se poursuivre dans les grandes juridictions, sauf pour vous à prendre la responsabilité d’une faillite généralisée du traitement de l’ensemble du contentieux pénal.

Vos services ont souvent répondu à nos interrogations que les dysfonctionnements résultaient de problèmes ponctuels dans la reprise des données ou aux ajustements inhérents à l’implantation d’un nouveau logiciel. La réalité est toute autre : c’est bien la conception même de Cassiopée qui est inadaptée aux exigences de l’activité pénale.

C’est ainsi que ce logiciel, qui est conçu pour appréhender des dossiers et non des individus, ne permet pas une recherche satisfaisante et exhaustive des précédents, à tel point que le parquet mineurs tient actuellement un registre manuel des antécédents des mineurs dont il a à connaître.

Pire, tous les fonctionnaires et magistrats que nous avons rencontrés dans les différents services soulignent unanimement le manque de fonctionnalité et la lenteur de l’outil. C’est ainsi par exemple qu’une procédure mettant en cause un mineur et un majeur avec 90 victimes a necessité 6 heures d’enregistrement par 3 greffiers soit 18 heures de travail au total ! [...]

Au BO économique et financier, la situation est encore plus grave puisque 90% des dossiers ont été perdus au moment de la reprise des données, Cassiopée ignorant la notion de représentant légal. Ce service qui était à jour au moment de l’implantation du logiciel accumule aujourd’hui du retard. Depuis mai 2009, plus aucune procédure pénale n’est enregistrée et les dossiers commerciaux accusent un retard de plus de 3 mois. [...]

A l’instruction comme au greffe correctionnel ou au tribunal pour enfants, tous les fonctionnaires soulignent l’inadaptation totale des éditions (trames) qui comportent des erreurs de droit, des mentions contradictoires, des fautes d’orthographe, etc. Il n’est pas rare de voir apparaître la mention d’un mandat de dépôt là où le tribunal ne l’a pas prononcé !

La nouvelle version des éditions des jugements du Tribunal pour enfants vient d’être installée mais constitue une régression car les mesures prononcées n’apparaissent plus. De la même façon, les éditions n’ont pas prévu les avis à victimes ni les avis à parents.

A l’exécution des peines, il a été clairement dit que Cassiopée constituait un grand bond en arrière" par rapport à l’ancien logiciel EPWIN. Les événements d’un dossier de condamnation sont classés par ordre alphabétique et non chronologiquement, ce qui complique et ralentit énormément la consultation et le travail sur un dossier. La reprise des données a été catastrophique car il n’a pas été tenu compte des correspondances avec l’ancien logiciel, de sorte que de graves erreurs se glissent dans les dossiers des condamnés. Par exemple une personne apparaît condamnée à de l’emprisonnement ferme alors qu’elle a bénéficié d’un sursis ! »

Le coût galopant du nouveau système informatique de la justice, Les Echos 15 décembre 2009.

Extraits :

« Dans un avis de la commission des Lois du Sénat au projet de loi de Finances [1], le sénateur Yves Détraigne pointe les "importantes difficultés" du nouveau système d’information [des juridictions pénales] développé par le ministère de la Justice et baptisé "Cassiopée".

Cet énorme chantier — il concerne l’ensemble des tribunaux de grande instance — vise à fournir une application informatique commune à l’ensemble des acteurs de la chaîne pénale, alors qu’aujourd’hui chaque service dispose de son propre système. [...]

Sur le terrain, les difficultés techniques sont ubuesques. Nécessité de saisir plusieurs fois le dossier, erreurs, bugs informatiques, défaut de comptabilité entre le nouveau et les anciens systèmes… "Pour une affaire de vol avec dégradation, l’utilisation de Cassiopée peut porter à onze heures le temps nécessaire pour enregistrer la procédure, alors que les anciennes applications permettent de réaliser cet enregistrement en une heure", relève par exemple l’avis de la commission des Lois. [...]

Pour de nombreux acteurs du dossier, le système a été lancé trop vite. "L’ex-garde des Sceaux Rachida Dati a décrété le déploiement alors que le produit n’était pas fini", dénonce Hervé Bonglet, secrétaire général adjoint de l’Usaj-Unsa, syndicat majoritaire des fonctionnaires de justice.

Et le projet est un gouffre financier. Cassiopée a déjà nécessité une enveloppe de 22,4 millions d’euros et devrait monopoliser au total un budget de 37,8 millions d’euros, selon la chancellerie. Sans compter les frais d’embauche de vacataires, auxquels les juridictions ont dû faire appel pour aider les greffiers, déjà peu nombreux. »

Avis n° 106 des sénateurs Yves Détraigne et Simon Sutour, déposé le 19 novembre 2009, sur le projet de loi de finances pour 2010 (Justice et accès au droit) (cité dans l’article supra des Echos) :

« CASSIOPEE a donc vocation à remplacer les applications pénales existant aujourd’hui dans les 181 TGI de province et d’Île-de-France. Elle se substituera tant à des logiciels nationaux (Micro-pénale, Mini-pénale et EPWIN) qu’à des applications d’initiative locale (INSTRU, WINSTRU, WINEURS). [...]

CASSIOPEE constitue le support technologique du Bureau d’ordre national automatisé des procédures judiciaires, instauré par l’article 48-1 du code de procédure pénale dans sa rédaction issue de la loi n° 2007-291 du 5 mars 2007, qui permet le partage entre les différentes juridictions d’informations essentielles à la conduite de l’action publique.

A ce titre, elle a été instituée par le décret en Conseil d’Etat n° 2009-528 du 11 mai 2009, pris après avis de la CNIL en application des dispositions précitées.

Elle offrira un infocentre (statistiques) dont la première version a été livrée septembre 2009. Elle est interopérable avec des applications internes au ministère, notamment le casier judiciaire national, mais également externes comme les services de la police et de la gendarmerie.

Après une phase pilote (tribunaux de grande instance d’Angoulême, de Caen et de Rouen) et de pré-généralisation (autres tribunaux de grande instance des cours d’appel de Rouen et de Caen ainsi que le tribunal de grande instance de Bordeaux), la généralisation de CASSIOPEE a commencé en avril 2009, au rythme de 3 à 4 juridictions par semaine. En juillet 2009, 50 tribunaux de grande instance ont été équipés de CASSIOPEE.

L’objectif est d’atteindre plus de 90 juridictions au 31 décembre 2009 en vue de terminer le déploiement pour la province au troisième trimestre 2010 et d’engager l’implantation des grands tribunaux de grande instance de la région parisienne (fin 2010/premier semestre 2011). [...]

En effet, l’utilisation de CASSIOPEE, dont de nombreux magistrats et greffiers reconnaissent qu’elle constituera, à terme, une application stratégique, a entraîné dans certaines juridictions d’importants retards de traitement des dossiers. Il semble toutefois que certaines juridictions commencent à percevoir les fruits de l’investissement consenti. [...]

Votre rapporteur souligne que le ministère de la justice devrait accorder davantage d’attention à la conception des nouvelles applications et les soumettre à des tests avant de les implanter dans les juridictions, où les défauts de conceptions se traduisent rapidement par une désorganisation de l’activité. »

Extrait de la newsletter ActuEL Avocat des Editions Législatives du 4 février 2010 :

« De l’avis de plusieurs juges, le problème vient aussi de la méconnaissance du droit des informaticiens qui ont développé le logiciel. Ils ont par exemple omis de créer des fonctions comme "l’historique d’un mineur" ou la possibilité d’avoir plusieurs auteurs pour un seul délit. Mais pour Henry Ody [magistrat à la cour d’appel de Caen et membre de l’Union syndicale des magistrats (USM)], si ces problèmes "contribuent à l’insécurité juridique ils ne devraient pas causer d’erreur judiciaire", car "il y a toujours une vérification humaine".

[...] Il aurait fallu, selon [les professionnels], procéder par étapes plutôt que d’installer Cassiopée en même temps à tous les niveaux de la chaîne pénale. Chaque service avait en effet son propre logiciel développé en fonction de ses spécificités de fonctionnement. Selon Virginie Duval, magistrate membre de l’USM, "face à l’absence de solution proposée par la Chancellerie", certains juges d’instruction ont décidé, soit de ne plus utiliser Cassiopée, soit de tout saisir en double sur l’ancien système et sur le nouveau". La Chancellerie, de son côté, tout en reconnaissant les premières difficultés, estime que des solutions ont été mises en place : modification du serveur ou, par exemple, mise en place d’une cellule dédiée. »

Pour mémoire, voir mes billets de février et mars 2008 [2].

Cela dit, ce n’est ni le premier ni le dernier chantier d’informatisation qui dépassera largement son enveloppe. Il y a eu dans un passé lointain un autre chantier d’informatisation des juridictions qui a coûté beaucoup d’argent — et celui-là a échoué. L’aventure de Socrate, le système de réservation de la SNCF, l’a montré.

Mais le ministère de la Justice ne peut plus arrêter un train qui est lancé et rendu nécessaire par la société de l’informati(sati)on.

Entre parenthèses, le manque de greffiers, déjà souligné ici, gêne également le fonctionnement du RPVJ/PRVA/e-Barreau. Car ce système les met en communication directe avec les avocats et accroît donc leur charge de travail. Informatiser ne baisse pas toujours les coûts ni le personnel ...